Explication de l’image choisie #
Dans l’antiquité et au Moyen-Âge, sans doute sous l’influence de Pline l’Ancien (23, 79), on croyait que le cerf combattait les serpents et avait le pouvoir de guérir les hommes de leur venin. Il peut donc être utile de symboliser la force du pardon contre le poison du ressentiment par la force du cerf contre le venin des serpents. Nous pouvons d’ailleurs remarquer que dans l’œuvre de J.K. Rowling qui raconte les aventures de Harry Potter, ce dernier utilise bien un sort magique appelé Patronus en forme de Cerf Blanc qui le protège du « venin » du « l’homme-serpent » Voldemort.
Présentation du problème #
Dans notre cours sur la conscience, nous avons vu que notre conscience, quand elle réussit à remplir son rôle, nous permet d’utiliser notre intelligence pour décider correctement des choses que nous avons à faire chaque jour. Nous avons indiquer dans notre cours sur la syndérèse, que pour réussir à jouer ce rôle protecteur, Thomas d’Aquin nous conseillait de réussir à bien écouter cette petite voix qui murmure en nous contre le mal et nous incite au bien. Malheureusement, nous avons vu aussi, grâce à lui et à certains philosophes qui ont complété sa pensée, qu’il existait des entraves à cette syndérèse qui nous empêchaient de bien l’écouter.
Parmi ces entraves que vous trouverez ici, nous avons particulièrement insisté sur les dangers du ressentiment. Il semble en effet selon René Girard et Philippe Muray que nos sociétés occidentales, par leur structure de plus en plus compétitive et concurrentielle, transforment peu à peu leurs citoyens en hommes et femmes de ressentiment. C’est d’ailleurs ce que disait déjà Max Scheler dans la deuxième partie de son livre L’homme de ressentiment.
Il devient donc urgent de chercher un antidote à ce poison du ressentiment. Il me semble que le meilleur antidote possible c’est le pardon. Cependant, cette notion n’est pas aussi facile à cerner qu’il n’y paraît.
Nous allons synthétiser et clarifier ici le cours sur le pardon que vous trouverez ici. Nous manquons en effet de temps pour voir l’intégralité du diaporama réalisé. Pour réussir à synthétiser ce diaporama nous allons essayer de répondre à la question qui sert de titre à cet article : Le pardon permet-il de guérir du ressentiment ?.
Problématique #
Dans un premier temps, on pourrait croire qu’une connaissance claire du concept de pardon suffirait à rendre son acte possible et nous permettrait ainsi de guérir du ressentiment. En effet, grâce à Vladimir Jankélévitch, nous pouvons clarifier le concept de pardon en le distinguant de ces faux-amis. Cette clarification permet de comprendre que si notre ressentiment résiste au pardon, c’est peut-être que nous n’avons pas réellement réussi à pardonner. Non pas tant en raison de la difficulté de son acte, mais en raison d’une mauvaise compréhension concernant sa nature. Une meilleure compréhension de sa nature permettrait donc de réussir à utiliser correctement cet antidote au ressentiment.
Cependant, la réalité de notre processus émotionnel fait que la compréhension claire et distincte de ce qu’est le pardon ne nous suffit pas toujours pour réussir à poser l’acte de pardon. C’est un peu comme si la compréhension intellectuelle ne suffisait pas pour déclencher l’acte de notre volonté. Notre volonté peut en effet être entravée par la puissance des émotions que nous ressentons, que ce soit la puissance de notre souffrance ou la puissance de notre colère. C’est pourquoi, il semble réaliste de soutenir que nous avons besoin de découvrir un chemin nous donnant peu à peu la force de pardonner. Nous présenterons ce chemin grâce au psychologue québécois Jean Monbourquette.
Enfin nous constaterons que ces deux connaissances, connaissance de ce qu’est le véritable pardon d’abord, puis connaissance du chemin à parcourir pour réussir à poser l’acte-même du pardon ensuite, ne suffisent malheureusement pas toujours. Nous avons besoin de soutien pour réussir à parcourir ce chemin. C’est pourquoi nous mettrons l’accent sur ce que nous pouvons appeler, le bâton du pèlerin, un trio de vertus mis en évidence par François de Sales.
Les faux-amis du pardon #
En nous inspirant de ce que dit Vladimir Jankélévitch dans son livre Le Pardon publié en 1967, nous pouvons distinguer 6 faux-amis du pardon. Le sixième, il n’en parle pas, mais il semblait utile de le signaler car l’oublier revient parfois à rendre le pardon impossible. Voici donc ces six faux-amis du pardon :
- Le pardon n’est pas l’oubli ;
- Le pardon n’est pas l’intégration ;
- Le pardon n’est pas l’excuse totale ;
- Le pardon n’est pas l’excuse partielle ;
- Le pardon n’est pas la liquidation ;
- Le pardon n’est pas la réconciliation.
Par contraste, nous pourrons alors définir le vrai pardon
L’oubli #
L’oubli peut être un effet du temps sur notre conscience face à la blessure vécue. Cependant certaines blessures trop profondes ne s’oublient pas. Chercher à oublier la blessure ne revient pas à pardonner à la personne qui nous a blessé. L’oubli peut être précieux pour éviter d’avoir toujours à la conscience l’ampleur de la souffrance liée à la blessure, mais l’oubli peut aussi cacher le refoulement de la souffrance.
Autant il est vrai qu’il vaut mieux éviter de faire revenir volontairement à sa conscience les actes blessants pour réussir à pardonner, autant il peut être illusoire de chercher à forcer l’oubli des blessures. La mémoire est un processus complexe sur lequel nous avons une maîtrise limitée. Autant nous pouvons éviter de nous nous remémorer l’acte blessant, autant il est difficile de ne pas se souvenir de la blessure.
Ce que nous pouvons retenir c’est que le pardon a besoin du souvenir pour être possible. Le pardon doit garder en mémoire l’injustice vécue pour la reconnaître comme injustice. Pardonner, c’est reconnaître l’existence d’une injustice, et non pas oublier qu’il y a eu injustice. Cette injustice a un responsable qui sera peut-être même un coupable. Oublier l’injustice, c’est prendre le risque de nier la responsabilité de la personne qui nous a blessé. En faisant cela, nous risquons de faire deux erreurs : d’abord nous risquons de ne pas nous reconnaître à notre juste place de victime ; ensuite nous risquons de déresponsabiliser la personne qui nous a blessé.
Le véritable pardon reconnaît et la victime, et la personne responsable de la blessure !
L’intégration #
L’intégration désigne le fait que nous nous adaptons aux conséquences de la blessure. Dans cette adaptation, il y a parfois, voire même assez souvent, une acquisition de nouvelles compétences, de nouvelles forces, que nous n’avions pas auparavant. En un sens, on pourrait y reconnaître la formule célèbre de Fiedrich Nietzsche dans son livre le crépuscule des idoles :
« À l’école de guerre de la vie : ce qui ne me tue par me rend plus fort ».
Ce que ne dit pas cette citation, car elle est évidemment trop brève pour pouvoir le dire, c’est que nos blessures peuvent aussi nous fragiliser. Certes, nos forces morales peuvent s’intensifier après une blessure vécue, mais elles peuvent aussi se transformer en durcissement de notre personnalité. Notre personnalité peut « se carapaçonner » ! Au lieu de devenir plus vertueux, la blessure peut nous rendre plus dur et plus aigri. L’acquisition de compétences, par cette force d’adaptation que nous avons été obligée de mettre en œuvre, peut aussi cacher une augmentation de notre ressentiment. Les adversaires qui nous ont blessé risquent aussi de ne pas vraiment être reconnus comme des personnes responsables du mal qu’ils nous ont fait mais plutôt comme des occasions d’augmenter notre résistance à l’adversité.
Cela peut conduire à deux erreurs d’évaluation. La première erreur consiste à oublier l’impact à long terme des blessures sur notre personnalité. Nous risquons de surestimer notre faculté adaptative en niant la fragilisation, l’empoisonnement du ressentiment risque alors d’être sous-estimé. La seconde erreur consiste à s’auto-centrer sur nous-même en oubliant le responsable de la blessure. Le responsable n’est plus vu comme une personne mais comme une force adverse. Il ne s’agit pas de condamner celui qui fait cette double erreur, mais plutôt de l’aider à prendre conscience du processus à l’œuvre en lui.
Le véritable pardon reconnaît l’ampleur de la blessure et ses impacts sur le futur (du moins ceux qui sont prévisibles). Il reconnaît aussi le responsable comme une personne. Le pardon suppose d’avoir chercher à distinguer si cette personne responsable était intentionnellement responsable et donc coupable, ou si elle n’était que la cause occasionnelle de la blessure.
Le véritable pardon recquiert bien de la force pour être posé, mais cette force correspond à la vertu de force c’est-à-dire au courage non à l’endurcissement. Le pardon est tourné vers le bien, il n’est pas l’endurcissement de l’indifférent ou celui du vengeur inactif par condescendance.
L’excuse totale #
L’excuse totale est plutôt facile à distinguer du pardon. L’excuse totale est l’acte par lequel nous reconnaissons que le responsable de la blessure n’était pas cause intentionnelle de son acte mais seulement cause occasionnelle. Nous sommes causes occasionnelles quand des forces extérieures plus fortes que nous nous imposent d’agir de la sorte. Nous sommes causes intentionnelles quand nous décidons par notre propre volonté d’agir de la sorte.
Dans la réalité, il peut très bien y avoir un mélange des deux, c’est pourquoi il faut éviter d’excuser trop rapidement le responsable d’un acte. Il faut d’abord clarifier quel est le degré d’implication de sa volonté dans sa responsabilité. Ce n’est pas toujours simple à discerner.
Par ailleurs, du point de vue de la vérité morale, on ne dit pas « je m’excuse », mais « je vous demande de m’excuser » ou dans un registre plus soutenu : « je vous prie de bien vouloir m’excuser ». En étant responsable de la blessure, il n’y a que le blessé qui peut nous excuser. Si nous ne sommes vraiment que des causes occasionnelles de la blessure, il aura peut-être cependant du mal à nous excuser sous le coup de l’émotion. Il est possible néanmoins qu’il réussisse à nous excuser une fois que son intelligence aura pu analyser les raisons que nous lui donnerons.
Précisons que nous sommes toujours responsables de nos actes car nous pouvons toujours répondre de nos actes. Seuls ceux qui ont perdu la raison ne peuvent pas être responsables de leurs actes. Cependant, la perte de la raison est quelque chose de très rare, et donc il serait déraisonnable d’attribuer trop rapidement sans enquête préalable la perte de la raison au responsable d’un acte malveillant.
Le véritable pardon diffère de l’excuse dans le sens où le pardon ne consiste pas à reconnaître que l’autre n’est que cause occasionnelle de la blessure. Le pardon consiste au contraire à reconnaître que l’autre est cause intentionnelle.
Ainsi, si nous sommes des causes occasionnelles de la blessure d’une personne, nous devons présenter nos excuses. Et, si nous sommes causes intentionnelles de cette blessure, nous devons demander pardon. Présenter ses excuses et demander pardon sont deux actes moraux distincts. L’un consiste à fournir les raisons qui expliquent pourquoi nous ne voulions pas blesser la personne même si nous l’avons pourtant fait, l’autre consiste à reconnaître que nous avons décidé de mal agir.
Cependant, il ne faut pas oublier qu’il est un peu facile de chercher des excuses à nos actes malveillants quand ils sont faits sous l’influence d’une émotion forte. C’est notre responsabilité de veillez à développer suffisamment notre tempérance en amont pour maîtriser suffisamment nos émotions pour qu’elles ne blessent pas inutilement les autres. Autant, on peut comprendre qu’un enfant ou un jeune adolescent ne soit pas encore suffisamment tempérant, autant il est plus difficile d’accepter l’intempérance d’un adulte.
L’excuse partielle #
Dans la réalité des circonstances complexes de la vie, il n’est pas toujours aisé de distinguer la part que prend l’implication de la volonté dans l’acte malveillant. La personne peut à la fois être entraînée par des causes extérieures et manquer de courage. En un sens, l’excuse partielle peut se comprendre. C’est une sorte de bénéfice du doute. Comme nous ne pouvons pas déterminer avec certitude si la personne était vraiment volontaire dans l’acte malveillant, nous préférons l’excuser.
Cependant, il faut faire attention, surtout en cas de récidive des actes malveillants. Il ne faudrait pas déresponsabiliser trop la personne blessante ni sous-estimer l’ampleur des blessures vécues. Il ne faudrait pas confondre excuse partielle et besoin de pardon.
La liquidation #
Vladimir Jankélévitch est très sévère avec ce faux-ami du pardon, il considère que c’est une trahison de la justice. Il va même jusqu’à dire :
« Plutôt le ressentiment que la liquidation ! »
En effet, il désigne par liquidation l’effort de volonté de la personne blessée pour tourner artificiellement la page de l’offense vécue, c’est une sorte de bon débarras forcé ! La personne blessée place sa volonté au-dessus de son intelligence et ne veut pas regarder la vérité de l’injustice vécue ni celle de la culpabilité de l’autre. C’est un peu comme une stratégie de fuite pour laisser la blessure derrière nous. Malheureusement, notre psychisme ne fonctionne pas à l’image d’un déménagement : nous ne pouvons pas déménager de nous-mêmes. Et si nous pouvons par nous-mêmes choisir de déménager physiquement, ce qui peut d’ailleurs être une véritable stratégie salvatrice, nous ne pouvons pas déménager de nous-mêmes, c’est-à-dire laisser nos blessures morales de côté comme on laisse un ancien appartement.
La liquidation essaie de forcer la libération de la souffrance. Elle est évidemment compréhensible chez une personne qui a beaucoup souffert, mais ce n’est malheureusement pas une stratégie suffisamment libératrice pour notre âme. La liquidation peut simuler le pardon dans le sens où les mots « Je te pardonne » peuvent même être prononcés, mais il n’y a pas la libération du cœur : il y a plutôt une sorte de ressentiment refoulé.
Si Vladimir Jankélévitch est si sévère à l’égard de la liquidation, c’est parce qu’il pense à la Shoah et au déni de justice que représenterait un bon débarras forcé. Ce serait forcer un départ pour réaliser un nouveau départ mais en oubliant de faire hommage aux victimes et à la victime qu’il est lui-même en tant que personne ayant perdu de nombreux proches dans la Shoah.
Bien sûr, quand il s’agit du pardon pour les crimes commis par les Nazis, la question même de la possibilité du pardon peut paraître blasphématoire ! Cependant, Vladimir Jankélévitch préfère croire à la puissance créatrice du pardon, à cette sorte d’oxymore qu’il appelle le pardon fou ou encore le pardon de l’impardonnable. Il n’en reste pas moins réaliste quand il reconnaît qu’il ne se sent pas capable de cette sorte de pardon par ses propres forces et qu’il espère seulement que sa fille réussira à poser cet acte de bonté pure car totalement inconditionnelle.
La réconciliation #
Vladimir Jankélévitch ne parle pas de la réconciliation. Cependant, il me semble important de rajouter cet acte relationnel aux faux-amis du pardon. Non pas parce qu’il serait mauvais, mais plutôt parce qu’il me semble réaliste de constater que certaines réconciliations ne sont pas possibles alors même que le vrai pardon a été réellement donné.
En effet, la réconciliation suppose qu’une nouvelle relation va se tisser entre la victime et la personne blessante. Certes, si la blessure est grande, cette réconciliation ne consistera pas à rejouer l’ancienne relation. L’ancienne relation a été définitivement brisée par l’ampleur de la blessure. Cependant, dans certains cas, une nouvelle relation, plus réaliste et plus prudente, peut se tisser. Cela n’est possible que par la liberté de qualité des deux personnes concernées. La réconciliation n’est donc possible que si les vertus des deux personnes sont suffisamment développées.
Cependant, il existe des blessures qui sont trop grandes pour permettre la réconciliation. Il peut y avoir vrai pardon sans réconciliation. La personne blessée réussit à pardonner à la personne blessante, mais n’est pas en mesure de tisser à nouveau une relation avec son agresseur. Elle est obligée par mesure de protection personnelle de mettre définitivement à distance son agresseur. Lui demander de se rapprocher de son agresseur pourrait d’ailleurs dans certaines circonstances être pervers voire criminel.
La victime et les proches de la victime sont responsables de sa santé physique et mentale. Autant l’acte de pardon aura un effet salvateur sur la victime quand celle-ci a réussi à comprendre quel était la nature de cet acte, autant la réconciliation n’a pas toujours un effet salvateur. Il faut donc faire preuve de discernement avant toute réconciliation. Il faut prendre conscience des circonstances réelles, des fragilités réelles, et des méchancetés réelles qui peuvent subsister.
Certaines personnes réussissent à pardonner l’impardonnable par une force qui ne semble pas venir d’elles-mêmes, mais il faut rester prudent et ne pas viser une réconciliation qui est actuellement au-dessus de nos forces et qui pourrait nous mettre en danger.
Le vrai pardon #
Définition du pardon #
Pardonner, c’est rendre le bien pour le mal. C’est donc d’abord refuser de rentrer dans l’imitation de l’offenseur. C’est un peu comme si nous disions :
« Je ne veux pas te ressembler dans cette manière d’agir, elle est indigne et déshonnorante. Je préfère agir autrement que toi ! »
C’est, plus encore, se tourner vers l’offenseur, pour essayer de susciter un nouveau départ positif pour lui ou pour notre relation. Cela ne veut pas dire que cette nouvelle relation se fera forcément dans la proximité car parfois, seul l’éloignement reste crédible. Cependant, c’est se tourner vers lui pour l’encourager à choisir la liberté de qualité et lui indiquer par un don gracieux de notre part qu’il reste digne et capable de faire le bien.
3 caractéristiques du pardon #
Le véritable pardon comporte 3 caractéristiques principales :
- C’est un événement daté, c’est une décision volontaire qui s’incarne dans un acte précis et qui s’inscrit donc dans le temps. Nous pouvons donc nous souvenir ou nous remémorer la date de cette action, l’offenseur aussi ;
- C’est un don gracieux : bien que ce don ait des conséquences sur nous-mêmes et notre ressentiment qu’il va contribuer à faire disparaître, nous ne le faisons pas d’abord pour nous, mais pour l’autre, gratuitement, sans attendre ni retour ni reconnaissance ;
- C’est un rapport personnel à l’autre : le souci de l’autre passe avant le souci de nous-mêmes sans pour autant oublier notre propre protection. Non pas parce que nous nous dévalorisons, mais au contraire parce nous croyons en la force de notre liberté de qualité qui permet de faire un don pour l’autre. Ce don doit évidemment être proportionné à la prise de conscience de l’autre, et à la protection de nous-mêmes. Nous reconnaissons l’autre par ce geste gratuit comme une personne en devenir.
Le pardon et l’impardonnable #
Le pardon ne pardonne pas forcément parce que l’autre est pardonnable. Il peut pardonner aussi parce que l’autre ne l’est pas. C’est justement par l’acte de pardon reçu que l’offenseur peut devenir pardonnable car pardonné !
Pardonner, c’est donc parier sur l’avenir de l’autre, en lui donnant une chance de se tourner vers un avenir où à son tour il peut faire le bien, où il peut se remettre dans la liberté de qualité. Cela, sans naïveté, avec prudence et mesure, et avec une grande protection de soi.
Il peut donc y avoir à la fois de l’impardonnable et le pardon, même si d’un point de vue logique au départ cela semble contradictoire. L’acte mauvais de l’offenseur peut être impardonnable, mais l’offensé peut réussir à pardonner l’offenseur pour lui montrer que le bien est plus fort que le mal.
C’est une sorte de victoire contre le mal. C’est le bien qui refuse de se laisser contaminer par le mal et qui décide de montrer au méchant que la bonté est plus forte que la méchanceté. Plus forte, plus digne et plus honnorable !
Cependant cela ne doit pas se faire de manière naïve. Il faut garder conscience que le méchant ne se convertira pas forcément au bien par la bonté de notre pardon. Le méchant peut continuer de choisir d’être méchant. Il faut donc garder une distance raisonnable pour ne pas être à nouveau blessé par le méchant autant que possible. Le pardon reste une sorte de pari pour le bien, conscient que ce pari peut être perdu.
Par le pardon, l’offensé refuse la vengeance qui l’amènerait petit à petit à prendre le risque de se transformer lui-même en image du méchant. En revanche, le pardon ce n’est pas laisser faire l’injustice. L’injustice est autant que possible stoppée.
« L’Acumen Veniæ » #
Le pardon est pour Vladimir Jankélévitch l’« Acumen Veniae » : le « le pardon fou ». Cette folie n’est pas à comprendre dans un défaut d’intelligence ou un défaut de raison, mais plutôt comme un pari qui dépasse la compréhension de la logique vengeresse habituelle.
Voici ce qu’il dit dans son livre Le Pardon :
« Le généreux renvoie le bien, qu’il n’a pas reçu, au lieu du mal qu’il a reçu ; contre les mauvais procédés de la malveillance, il échange son offre d’amour ; il se rend ainsi capable non seulement de neutraliser l’acte malfaisant, mais de réformer, de transfigurer, de convertir l’intention malveillante. »
Le pardon exige donc une véritable force morale, c’est pourquoi on peut dire qu’il ne dépend pas que de la vertu de charité mais aussi de la vertu de force, c’est-à-dire du courage.
Le chemin du pardon #
Jean Monbourquette (1933, 2011), psychologue québécois, soutient que pour réussir à pardonner nous avons besoin de passer par un chemin constituer de 12 étapes. Cela ne veut pas dire qu’il faille suivre l’ordre énoncé, ni que chaque étape va demander autant de temps qu’une autre, mais plutôt que le processus émotionnel qui permet de poser l’acte de pardon n’est pas si facile à réaliser. Il lui faut du temps et ce temps peut être plus ou moins long en fonction de l’importance de la blessure vécue.
Notre intelligence peut en effet comprendre ce qu’est le vrai pardon mais nous pouvons manquer d’énergie pour réussir à poser l’acte de pardon dans notre vie. Le pardon est en effet un acte de volonté, et en tant que tel, il demande une certaine énergie psychique, une certaine force morale. Il peut falloir du temps pour réussir à trouver suffisamment de force morale pour poser cet acte. Les étapes du pardon conseillées par Jean Monbourquette visent justement à nous aider à trouver l’énergie nécessaire pour poser l’acte de pardon.
Voici ces 12 étapes :
D’abord, prendre soin de soi, faire preuve d’un tendre souci à l’égard de soi :
- Faire cesser les gestes offensants et ne pas se venger ;
- Reconnaître sa blessure et sa fragilité ;
- Partager sa blessure avec quelqu’un de bienveillant ;
- Bien identifier sa perte pour en faire le deuil ;
- Accepter de reconnaître en soi-même la présence des affects de colère, de ressentiment, voire même de désir de vengeance, sans pourtant accepter de se laisser piloter par ces affects ;
- Se pardonner à soi-même d’avoir été victime, de ne pas avoir anticipé les dangers, d’avoir fait peut-être des mauvais choix, d’avoir été trop naïf ou trop imprudent.
Puis, se tourner vers l’autre, et pour ceux qui sont croyants, s’ouvrir à l’action de la Grâce de Dieu en eux :
- Chercher à mieux comprendre son offenseur : quelles étaient les causes extérieures et les causes intérieures de ses actes ? Quelle a été sa biographie ?
- Trouver dans sa vie un sens, une signification, à l’offense. Qu’est-ce que l’offense nous apprend sur notre propre personnalité et sur le monde ;
- Se savoir digne de pardon et déjà pardonné par le Créateur (cela suppose peut-être d’envisager son existence) ;
- Cesser de s’acharner à vouloir pardonner. Accepter que cela puisse prendre plus de temps que ce que nous aimerions ;
- S’ouvrir à la Grâce de pardonner, c’est-à-dire oser s’abandonner à l’action transformante de Dieu en nous ;
- Décider de mettre fin à la relation ou de la renouveler.
La bâton du pèlerin #
Il me semble que ce chemin du pardon que nous venons de voir peut être difficile à parcourir pour un certain nombre d’entre nous qui avons été particulièrement blessés. C’est pourquoi j’aimerais terminer ce cours en vous présentant brièvement les 3 vertus que nous propose François de Sales (1567, 1622) dans son livre Introduction à la vie dévote. Même si cette œuvre peut sembler trop religieuse pour ceux qui confondent laïcité et fermeture à l’altérité et à la transcendance, elle a le mérite de donner des conseils pratiques qui ne demandent pas forcément de croire en Dieu. Voici les trois vertus qu’il nous recommande de faire grandir en nous pour pouvoir traverser les épreuves de la vie, dont les blessures que nous avons du mal à pardonner. C’est un peu comme si nous devions nous munir d’bâton de pèlerin composé de ces 3 vertus pour réussir à avancer sur le chemin de pardon qui est aussi un chemin de vie :
- La Patience : c’est-à-dire la fermeté de l’âme vis-à-vis des épreuves, le fait de permettre au temps d’agir, en prenant conscience qu’il ne faut pas seulement être patient avec les autres, mais d’abord avec soi-même.
- L’Humilité : c’est-à-dire se faire petit pour laisser la place à l’autre, mais d’abord se faire petit vis-à-vis de soi pour laisser le temps à nos talents de porter du fruit.
- La Douceur : c’est-à-dire la modération de nos colères et de nos énervements, pour que nous restions toujours au service de la justice. Douceur vis-à-vis des autres pour être justes avec eux, mais aussi douceur avec nous-mêmes pour réussir à n’être ni trop exigent avec nous, ni trop peu.