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Pouvons-nous être heureux sans vertu ?

Auteur
Yann Lebatard
Professeur de philosophie
Sommaire
Bonheur - Cet article fait partie d'une série.
Partie 2: Cet article

Introduction
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Nous avons vu dans le cours précédent qu’il y avait plusieurs conceptions du bonheur, dans celui-ci nous nous concentrerons sur le bonheur tel qu’il est vu par Aristote et Thomas d’Aquin. Nous distinguerons ces deux auteurs. Le premier n’envisage pas l’action possible de Dieu en nous, tandis que le second qui complète la tradition aristotélicienne de tout l’enrichissement de la tradition chrétienne, l’envisage. Nous ne pourrons pas ici développer la dimension spécifiquement chrétienne des vertus chez Thomas d’Aquin par respect pour la loi française sur la laïcité.

Cependant, il est bon pour votre culture générale de savoir que derrière toute conception du bonheur se trouve des croyances religieuses. Pour certains se sera la croyance dans le panthéisme (tout est divin, dieu est la nature, la nature est dieu), tels que les stoïciens avec leur cosmopolitisme ou Spinoza avec sa formule célèbre :

« Deus sive Natura », « Dieu ou La Nature ».

Pour d’autres, ce sera l’athéisme et le matérialisme comme pour Thomas Hobbes, Denis Diderot ou encore, Jean-Paul Sartre.

Le rôle des vertus chez Aristote et Thomas d’Aquin va consister à nous fournir les forces pour tenir bon face aux difficultés que nous rencontrons pour fortifier notre capacité à être heureux. Non pas comme chez les stoïciens où la vertu et le bonheur se confondent, mais parce que le bonheur vient comme une sorte de récompense à nos actions vertueuses.

Dans la tradition dite « réaliste » que représentent ces deux auteurs, le bonheur n’est pas d’abord un état sentimental ou une passion, mais plutôt une conséquence d’actions très particulières : les actions vertueuses. C’est pourquoi, pour bien les comprendre, il faut d’abord clarifier les caractéristiques de la vertu en général.

La gradation des vertus
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Nous pouvons distinguer différents degrés au niveau de nos vertus. Ce sont des forces morales et en tant que forces de la volonté, elles sont plus ou moins développées. Certaines vertus sont plus développées chez nous dès la naissance que chez d’autres personnes, et inversement. C’est pourquoi nous pouvons faire des distinctions entre les vertus en fonction de leur origine. En réalisant la synthèse de ce que disent Aristote et Thomas d’Aquin, nous pouvons distinguer 4 origines possibles de nos vertus, qui vont venir modifier la manière dont nous pouvons les nommer :

  1. Les vertus innées sont le niveau de vertu que nous possédons à la naissance. Il est difficile de savoir quelles sont les causes de ces différences de niveaux entre les personnes, mais tous les parents découvrent vite que leurs enfants n’ont pas tous les mêmes vertus initiales. C’est donc un constat réaliste de soutenir que nous n’avons pas de naissance les mêmes niveaux concernant nos vertus respectives. Certains enfants sont plus courageux que d’autres alors que d’autres sont plus tempérants. Cela est sans doute en lien avec ce que l’on désigne par le terme de tempérament et la constitution physiologique de la personne n’y est sans doute pas pour rien.
  2. Les vertus acquises correspondent aux niveaux de nos vertus qui vont se développer tout au long de notre vie. Le rôle de nos parents et de nos éducateurs n’est évidemment pas négligeable, mais il ne faudrait pas oublier l’importance de l’auto-discipline, de l’amitié, des modèles vertueux que nous choisissons (les médiateurs externes pour parler comme René Girard), et des personnes incarnant la véritable autorité que nous avons l’occasion de rencontrer.
  3. Les vertus infuses correspondent aux niveaux de nos vertus qui vont se développer par l’action de la Grâce de Dieu en nous. Dieu agit en nous un peu à la manière de l’infusion de thé dans la théière, nous sommes comme une théière, un vase d’argile, dans lequel Dieu peut venir infuser ses vertus. Cette conception n’apparaît pas chez Aristote. Elle se trouve plutôt chez Thomas d’Aquin. Il y a des modalités particulières dans la tradition chrétienne pour demander à Dieu d’augmenter en nous les vertus, c’est le rôle particulièrement de la prière, de l’oraison, et des sacrements. Cependant le programme de philosophie de l’éducation nationale ne permet pas d’aborder ces sujets en raison de la loi sur la laïcité. Précisons cependant que pour comprendre les chrétiens que vous rencontrerez que les vertus infuses augmentent les vertus des personnes mais dans les limites données par notre nature humaine.
  4. Avec les dons du Saint Esprit, la tradition chrétienne va encore plus loin puisqu’elle reconnaît en tenant compte de la Révélation et de la longue tradition des Saints que des dons particuliers existent qui sont données à des personnes par Dieu pour réaliser sur terre un grand bien. Dans la tradition ces dons sont au nombre de 7. Les voici : Le don d’intelligence, les dons de sagesse et de science, le don de conseil, les dons de piété, de force et de crainte filiale. Pour en savoir plus sur ce sujet, le livre de Jean de Saint-Thomas intitulé Les dons du Saint-Esprit est une référence incontournable. Là encore, la loi sur la laïcité ne nous permet pas de développer ce sujet dans le cadre du programme de philosophie de l’éducation nationale. Ces dons ne doivent pas être confondus avec certaines vertus qui portent le même nom. Ce sont des vertus cependant, mais des vertus particulières car elles permettent aux hommes d’être hissés au-dessus de leur nature humaine. Ce sont des dons surnaturels accordés par Dieu.

La vertu est un habitus tourné vers le bien
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La vertu est un habitus, ce n’est pas une habitude.

Le point commun entre l’habitus et l’habitude, c’est qu’ils sont tous les deux des aisances à agir acquises par la répétition des actes correspondants.

La différence entre l’habitus et l’habitude consiste dans le fait que l’habitus est toujours conscient et objectif tandis que l’habitude est plus inconsciente, plus automatique et subjective.

Par conscient, il faut entendre que l’habitus est une force qui utilise les connaissances actuelles des circonstances pour s’exercer. Elle ne saurait être purement automatique et répétitive. De même, comme ce sont des connaissances de la réalité et non pas des préférences sensibles ou imaginatives, elles sont adaptées au réel. En cela, l’habitus est donc objectif.

La vice est une habitude tournée vers le mal
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Par vice ont désigne une habitude acquise qui est tournée vers le mal. La volonté est bien engagée par choix personnel dans cette force, mais peu à peu, avec la répétition des actes mauvais, la force grandit et la volonté a de plus en plus de mal à ne pas se laisser gouverner par cette force qu’elle a laissé elle-même l’envahir. Le vice est une forme d’addiction au mal, elle est plus ou moins consciente, mais elle suppose toujours notre responsabilité consciente.

Comme le vice est une sorte d’habitude, il est difficile de le perdre. Nous pouvons guérir de nos vices par l’éducation, l’auto-discipline, l’amitié, les médiations externes et les autorités de qualité. Selon Thomas d’Aquin Dieu peut aussi de manière infuse nous aider à guérir de nos vices.

Selon Yves Simon dans son livre Enquête sur la vertu morale, le vice est plus une habitude qu’un habitus car il est plus subjectif qu’objectif. Selon lui le vice vient justement de notre incapacité à bien ordonner nos facultés humaines. Nous laissons notre volonté choisir notre sensibilité subjective plutôt que de choisir l’objectivité de notre intelligence. Grâce à lui nous prenons conscience combien il est important de fortifier notre volonté afin de correctement ordonner nos facultés pour qu’elles développent notre liberté de qualité plutôt que notre liberté d’indifférence. Nous aurons l’occasion d’en reparler ci-dessous quand nous parlerons des volitions.

La vertu est une « Arété »
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Par le mot Arété Aristote désigne une excellence, une adaptation parfaite aux circonstances. Ce n’est pas l’excellence par rapport aux autres, mais l’excellence par rapport à notre propre nature personnelle. C’est l’excellence complètement déconnectée de tout processus de comparaison aux autres. C’est l’adaptation aux circonstances présentes. Cette adaptation concerne la personne agissante et les personnes touchées par son action. Ce n’est pas une perfection visant la perfection pour la perfection, c’est une perfection visant la bonté.

On peut donc opposer la philosophie aristotélicienne et la philosophie stoïcienne. Les stoïciens choisissent plutôt l’excellence pour l’excellence, et cette excellence vise l’adéquation à l’ordre du monde tel qu’il est, y compris avec ces injustices. La bonté conforme à la nature des êtres n’est pas ce qui est recherché par les stoïciens.

La plupart des vertus sont des justes milieux
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Par juste milieu, il ne faut pas penser à un milieu mathématisable ou calculable. C’est plutôt un sommet d’adaptation aux circonstances présentes entre un vice par défaut et un vice par excès. Par exemple la vertu de courage est un juste milieu entre la lâcheté, son vice par défaut, et la témérité, son vice par excès.

Selon Thomas d’Aquin seules les vertus de prudence et les vertus théologales que sont la Foi, l’Espérance et la Charité ne sont pas des justes milieux car elles n’ont pas de vice par excès. Ainsi, contrairement à ce que pourrait laisser croire l’expression française que nous utilisons parfois « tu es trop prudent », nous manquons toujours de prudence, c’est-à-dire d’intelligence pratique connaissant adéquatement la réalité présente qui nous entoure. Quand nous disons : « tu es trop prudent », en réalité nous voulons dire soit « tu manques d’audace » et dans ce cas nous reprochons l’absence d’une émotion ; soit nous voulons dire « tu manques de courage », et dans ce cas nous reprochons l’absence de la vertu de force ou vertu de courage.

Importance du « Kaïros »
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Par kaïros, Aristote désigne le moment opportun, le bon moment. Dans un vocabulaire ancien qui a changé un peu de sens dans notre français contemporain, nous pourrions dire aussi la bonne occasion. C’est le moment qui permet d’être le plus efficace et le plus efficient. Par efficacité, nous entendons la force d’atteindre le but visé. Par efficience, nous entendons la force la plus petite permettant d’atteindre le but visé. Certaines personnes dépensent beaucoup d’énergie et sont efficaces. D’autres, non seulement sont efficaces mais réussissent à dépenser peu d’énergie pour atteindre le but visé : elles sont alors efficientes. Il vaut mieux être efficient qu’efficace car cela permet de garder notre énergie pour d’autres activités.

Le kaïros n’a lieu ni trop tôt ni trop tard. Il se trouve juste au moment où il le faut en fonction des circonstances présentes. Nous aurons l’occasion d’en reparler dans notre cours sur le temps.

La vertu est une adaptation aux circonstances
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Nous l’avons répété à plusieurs reprises, la vertu est toujours une force morale qui s’adapte aux circonstances présentes. Les circonstances désignent tout ce qui entoure la personne qui agit : évidemment d’abord elle-même, mais aussi les autres personnes concernées par son action, les contraintes du monde humain dans lesquelles elles vivent, les contraintes de la nature puisque les hommes ne vivent pas en dehors de la nature, et les conséquences prévisibles de l’acte posé.

La vertu respecte la hiérarchie des biens
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Par hiérarchie des biens, nous entendons le fait que certains biens sont plus essentiels que d’autres. Par exemple, il nous faut d’abord respecter notre propre existence plutôt que telle ou telle émotion car sans notre existence, nos émotions ne seraient pas possibles. Il y a donc une hiérarchie des biens qui correspond à l’ordre interne à notre nature humaine et à notre nature personnelle, ainsi qu’à l’ordre du Cosmos tel qu’il devrait être.

La notion de cosmos est finalement polysémique, c’est pourquoi plus j’avance en âge, plus je préfère distinguer l’ordre cosmique d’un côté et l’ordre supra-cosmique de l’autre. Les stoïciens reconnaissent l’importance de l’ordre cosmique mais cet ordre correspond à l’état du monde à leur époque. Ainsi ils sont pour l’esclavage. L’esclave doit respecter cet ordre, il doit donc accepter d’être esclave et être un bon esclave pour son maître. En revanche, j’entends par ordre supra-cosmique la conception chrétienne de l’ordre dans l’univers. Cet ordre a été voulu par la bonté de Dieu mais a été boulversé par ce qu’Augustin appelle la chute. L’ordre actuel n’est pas l’ordre voulu par Dieu, mais l’ordre qui s’est réalisé peu à peu en raison des péchés de l’homme. C’est pourquoi si nous interprétons mal la loi de la laïcité française et que nous taisons complètement cette distinction entre l’ordre cosmique et l’ordre supra-cosmique, nous risquons de confondre la philosophie stoïcienne et la philosophie chrétienne alors même qu’elle sont éminemment différentes.

Pour que la liberté de choix existe véritablement en France, il faut prendre conscience des différences proposées, sinon le choix n’est plus éclairé mais manipulé de manière sournoise.

Le problème de la conception cosmique de l’ordre par rapport à la conception supra-cosmique, c’est que l’on risque de défendre un ordre des choses au nom même de sa présence actuelle. Tous les puissants pourraient être d’accord pour défendre cette position puisque justement dans l’ordre actuel, ils sont puissants. Mais que fait-on des petits, des fragiles, des faibles, des pauvres ?

Si nous nous focalisons sur la nature mortelle de notre corps, nos biens particuliers doivent s’ordonner au bien commun de la cité et de notre maison commune (La Terre). Si nous nous focalisons sur la nature immortelle de notre âme, ce bien commun doit s’ordonner à notre bien ultime, c’est-à-dire Notre Salut, selon Thomas d’Aquin.

L’harmonie des vertus
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Les vertus sont toutes reliées les unes aux autres. Si nous voulons donc les développer, il faut respecter l’harmonie des vertus. Gilbert Keith Chesterton nous disait au début du XXème siècle que l’Occident correspondait dans son comportement à des vertus chrétiennes devenues folles, car elles étaient déconnectées les unes des autres.

La vertu de Charité par exemple ne peut pas exister sans la vertu de Justice.

Pas de vertus sans amitiés véritables
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Les difficultés de l’existence, les épreuves de la vie, les crises émotionnelles que nous pouvons traverser à certains moments de notre existence, font que nous avons besoins d’amis pour pouvoir nous aider. Seuls, nous n’avons pas toujours la force de développer nos vertus. Nous pouvons être trop tristes, trop fatigués, trop désespérés. C’est là que l’amitié véritable est si importante. Le véritable ami, c’est en effet celui qui veille sur notre bien. Il sera donc une aide précieuse pour nous encourager à tenir bon face aux épreuves. De même, comme l’amitié véritable est réciproque quand notre ami sera trop fragilisé, nous serons là pour l’aider.

Importance des volitions
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Dans la tradition philosophique nous désignons par le mot volition l’acte effectif réalisé par notre volonté. Pour le dire autrement, une volition, c’est un acte précis et présent de volonté. Il y a une chose fort simple à comprendre mais aussi à réaliser, c’est que nous pouvons délibérément choisir de poser chaque jour des volitions. Pour être sûr de poser une volition, il suffit de contrarier la tendance de notre sensibilité, bref : il suffit de faire un effort de volonté. Par exemple, vous avez envie de pendre une cigarette, faites alors l’effort de ne pas la prendre. Vous désirez regarder votre fil instagram sur votre smartphone, empêchez-vous de regarder votre smartphone.

Toutes les fois que nous nous efforçons de retenir une émotion, un désir, une peur, une colère, etc. de prendre le contrôle de notre action, nous posons un effort de volonté, nous posons une volition. Ainsi, plus nous posons des volitions plus nous fortifions notre volonté. C’est un moyen simple de s’exercer chaque jour pour fortifier notre volonté. Cela ne coûte rien, cela ne demande aucune aide extérieure particulière, il suffit simplement de se forcer soi-même à le faire.

À partir du moment où nos volitions sont tournées vers le bien, nous réalisons une auto-discipline personnelle qui permet le développement de nos vertus. Il serait dommage de s’en priver !

Importance de la véritable autorité
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Je terminerai rapidement ce cours en indiquant combien la véritable autorité qui s’oppose à l’esprit de domination est importante pour le développement des vertus. Certains philosophes sous-estiment trop le rôle si important des personnes qui sont dans la véritable autorité dans la formation de nos vertus. L’autonomie ne s’acquiert pas du jour au lendemain, et nous avons toujours besoin des conseils des personnes plus avisées que nous sur tel ou tel sujet. C’est pourquoi nous devons prendre soin d’encourager le développement de la véritable autorité et ne pas hésiter à prendre modèle sur les personnes en qui nous reconnaissons cette véritable autorité.

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