Aller au contenu
Background Image
  1. Articles/

Nos concepts correspondent-ils aux réels ?

Auteur
Yann Lebatard
Professeur de philosophie
Sommaire
Intelligence-Term - Cet article fait partie d'une série.
Partie 3: Cet article

Vous trouverez le document PDF pour cet article ici : La Querelle des Universaux.

Introduction
#

La question de la correspondance entre nos concepts et ce qu’ils prétendent décrire du réel est une question qui s’est particulièrement manifestée dans ce que l’on a appelé « la querelle des universaux ». Cette querelle est importante pour comprendre les enjeux de certains choix philosophiques. La présentation que Peter Kreeft en fait dans Socratic Logic est l’une des plus claire que j’ai jusqu’ici trouvée. C’est pourquoi je prends le temps de vous présenter sa synthèse en traduisant librement ce qu’il dit. Bien comprendre les différentes positions possibles dans cette querelle, vous permettra de mieux comprendre les conséquences concrètes qui peuvent naître des différentes positions philosophiques et ainsi de mieux vous repérer dans les différents courants philosophiques actuels.

Derrière cette querelle se cache le statut de la connaissance humaine. L’homme décrit-il la réalité quand il utilise des concepts, ou n’utilise-t-il que des concepts inventés par lui ? Ces inventions, ces conventions étaient peut-être utiles à une époque donnée, mais seront-elles encore valables demain ?

Présentation de l’objet de la querelle
#

Le fait que la plupart des termes soient universels, c’est-à-dire qu’ils peuvent être utilisés pour de nombreuses choses individuelles différentes, à donner naissance au problème qui est devenu célèbre dans l’histoire de la philosophie sous le titre de la querelle des universaux (ou problème des universaux). Le premier à l’avoir développée, c’est le logicien néoplatonicien Porphyre, d’origine phénicienne (il est né à Tyr situé dans l’actuel Liban, en 234 et est mort en 305). Cette querelle apparaît quand nous nous posons cette question : Qu’est-ce qu’il y a dans la réalité qui correspond aux termes universels que nous utilisons ? Par exemple, qu’est-ce qui correspond au termes abstraits beauté ou humanité dans la réalité ?

Il est clair que les termes concrets et particuliers comme Socrate ou la lune correspondent à des entités individuelles concrètes qui existent dans un espace et un temps particuliers. Mais où et quand pouvons-nous trouver la beauté ou l’humanité en général de manière distincte de cette belle chose ou de cet être humain ?

Nous avons dit que les termes expriment des concepts (ce sont les produits mentaux de nos actes mentaux), ces concepts sont universels, et les concepts correspondent aux essences ou aux natures des choses. Est-ce que ces essences, ces natures, sont universelles comme les concepts que nous avons d’elles ?

Si les natures ne sont pas universelles alors il semblerait que nos concepts que nous avons d’elles ne correspondent plus vraiment à leur réalité. Et alors, les concepts déformeraient plutôt que révèleraient la vraie nature des choses.

On peut le dire autrement. Est-ce que les universaux sont des choses réelles ? Est-ce que la beauté est aussi réelle que le sont les choses belles ? Est-ce que l’humanité, la nature humaine, l’espèce humaine, existe en plus des 8 milliards d’êtres humains qui possèdent la même nature humaine essentielle ?

La position de Platon
#

Platon pensait que oui. Il appelait ces universaux des Formes ou des Idées, non pas des idées dans nos esprits, mais des Idées à l’extérieur de nos esprits, des vérités objectives. Non pas des pensées, mais des objets de nos pensées. Il croyait qu’il y avait deux sortes de réalité, deux mondes : un monde de choses concrètes, individuelles et matérielles situées dans un temps et un espace que nous connaissons par nos sens corporels, et un autre monde de Formes, d’Idées universelles et immatérielles que nous connaissons par notre esprit grâce à nos concepts.

La théorie des deux mondes semble assez fantastique pour le sens commun et ressemble à un exemple de ce que le philosophe Alfred North Whitehead appelle « l’erreur de la concrétude mal placée » ou « l’erreur de la réification mal placée ». Cette erreur correspond selon lui à traiter un aspect abstrait d’une chose (sa nature essentielle par exemple) comme si elle était une autre chose concrète. Cette théorie de Platon est parfois appelée Réalisme extrême à cause du fait qu’elle proclame que les universaux sont extrêmement réels, car ils ne sont pas seulement aussi réels que les choses individuelles, ils sont plus réels qu’elles car ils sont indépendants du temps, ils sont immortels et permanents. Un beau visage change avec le temps, mais la beauté reste la beauté. En France, il est plus fréquent de parler de l’Idéalisme de Platon que de son Réalisme extrême, mais cette deuxième appellation est utile à retenir.

La position de Guillaume d’Ockham
#

La théorie qui s’oppose complètement à celle de Platon est appelé le Nominalisme. Le philosophe Guillaume d’Ockham, philosophe du XIVème siècle est la plupart du temps désigné comme étant l’inventeur de cette théorie philosophique. Le Nominalisme déclare que les universaux ne sont que des noms (nomini en latin, d’où nominalisme) que nous utilisons comme raccourcis ou comme abréviations. Au lieu de donner à chaque arbre un nom différent et individuel (un nom propre), nous groupons ensemble pour nous faciliter la vie sous la forme d’un nom vague « arbre », toutes les choses qui se ressemblent d’une certaine manière (par exemple, elles ont en commun d’avoir un tronc et des feuilles ainsi que des racines). Mais en réalité, tous les arbres sont différents, ils ne sont pas les mêmes. Il n’y a pas d’universel, d’un en plusieurs, mais seulement plusieurs individus.

Le nominalisme semble logiquement auto-contradictoire, car si tous les arbres sont différents, comment peut-il être vrai de les appeler des arbres ? La phrase-même qui dit que tous les arbres ne sont pas les mêmes, présuppose qu’ils le sont sinon nous ne serions même pas capables de la comprendre. Si les universaux sont seulement nos noms pour les individus qui se ressemblent les uns les autres d’une certaine manière, cette « certaine manière » doit être réellement universelle (par exemple avoir un tronc, avoir des racines, avoir des feuilles) sinon nous ne pourrions pas repérer cette certaine manière en commun. Ainsi nous avons éliminer un universel, arbre, seulement en faisant appel à 3 autres universaux (tronc, racine, feuille). Quelque chose dans les arbres doit justifier l’utilisation d’un universel comme arbre. Qu’est-ce que c’est ? Est-ce une ressemblance, une similitude ? Mais ils doivent se ressembler les uns les autres en quelque chose, non ? Qu’est-ce que cela pourrait être si ce n’est pas leur nature, leur essence, leur essence arborée (treeness en anglais), ce que les arbres sont réellement ?

La position d’Aristote
#

Nous alons trouver chez Aristote une position intermédiaire, un juste milieu entre ces deux extrêmes représentés par l’Idéalisme ou le Réalisme extrême de Platon et le Nominalisme de Guillaume d’Ockham. Sa pensée s’accorde d’ailleurs mieux avec le sens commun. Cette position aristotélicienne est aussi défendue par le philosophe persan Avicenne et par le philosophe chrétien Thomas d’Aquin au Moyen Âge. On appelle cette position philosophique le Réalisme modéré.

Le réalisme modéré soutient que les essences sont objectivement réelles (contrairement au nominalisme) mais ne sont pas des choses réelles (contrairement au réalisme extrême de Platon). Elles sont les formes ou les natures essentielles des choses. Les formes existent dans le monde seulement dans les choses individuelles matérielles mais elles existent aussi dans nos esprits sous la formes de nos concepts quand notre esprit les abstrait des choses réelles. C’est la même nature (par exemple l’humanité) qui existe dans deux états : un état matériel dans les choses matérielles, un état spirituel dans notre esprit. Autrement nos concepts ne correspondraient pas au réel, ils ne seraient pas des concepts de la chose visée, de ce qu’est la réalité dans les choses. Une forme universelle comme l’humanité, existe dans le monde seulement individuellement, mais la même forme existe dans notre esprit universellement, grâce à l’acte d’abstraction réalisé par notre esprit à partir des choses réelles individuelles.

Donc Aristote aurait répondu aux nominalistes qu’ils ont raison de dire que l’universalité n’existe que dans notre esprit non dans les choses concrètes (qui sont toujours individuelles) mais qu’ils ont tort de dire qu’il n’y a rien dans la réalité qui est l’objet de nos concepts universels. Et il répondait à Platon que le Réalisme extrême a raison d’affirmer que les universaux sont objectivement réels et qu’ils ne sont pas seulement des noms, mais qu’il a tort de penser que ce sont des substances. En effet, le terme aristotélicien pour désigner les choses concrètes individuelles est le terme de substance. Les universaux pour Aristote sont les formes des substances (l’humanité des humains, la nature arborée des arbres, la beauté des choses belles). Certaines formes sont essentielles (comme l’humanité pour les êtres humains) car les choses ne peuvent pas rester elles-mêmes si elles ne les possèdent pas, et d’autres sont accidentelles (comme la blondeur d’une personne) car elles peuvent rester elles-mêmes sans les posséder (un blond reste un humain même s’il perd ses cheveux ou si ses cheveux blanchissent). Le rouge de la tomate n’est pas essentiel mais accidentel car une tomate reste une tomate même si elle est verte.

Astuce pour définir la notion de concept
#

Ce n’est pas toujours facile de trouver une définition essentielle de la notion de concept qui soit valable pour les 3 courants philosophiques présentés plus haut. Il y a cependant une astuce qui permet de le faire, c’est d’utiliser une définition essentielle dont la focalisation n’est pas trop précise. Il sera alors possible de préciser la focalisation pour chaque auteur ensuite.

Si nous disons que les concepts sont des efforts intellectuels qui visent des choses particulières, cela peut correspondre aux 3 courants philosophiques présentés :

  1. Chez Platon, cet effort consiste à voir le concept qui pré-existe dans le monde intelligible, c’est donc un effort de vision, c’est comme si l’intelligence était une sorte de troisième œil (je sais, c’est surprenant).
  2. Chez Guillaume d’Ockham, c’est un effort d’appellation conventionnelle qui rassemble les choses qui se ressemblent en quelque manière.
  3. Chez Aristote, c’est un effort d’abstraction intellectuelle de la forme intelligible déjà présente dans la chose particulière pour lui donner une existence universelle dans notre esprit.

Les dangers d’un certain idéalisme
#

Cette querelle logique apparemment très technique, très abstraite, possède de nombreuses conséquences pratiques. Si les universaux sont plus réels que les individus, alors les individus, et les individus humains particulièrement, sont moins importants que l’humanité. Il est alors possible de sacrifier des individus humains pour des prétendus principes d’humanité. Cette manière de pensée est la matrice de nombreux totalitarismes. Et si les choses individuelles sont moins réelles que les universaux, alors les sens ne nous révèlent rien de véritablement important, et seulement les rares cerveaux pouvant penser de manière abstraite avec facilité sont de vrais sages. Vous reconnaissez-là tous les idéologues qui sont à la fois prêt à sacrifier des personnes pour leur idéologie et qui se croient investis d’une mission réservée à une élite à laquelle ils appartiennent.

Les dangers du nominalisme
#

D’un autre côté, si les universaux ne sont pas réels du tout, nous avons la conséquence encore plus radicale du scepticisme : la réalité est un chaos inconnaissable, ce que nous osons appeler des vérités universelles ne sont que des choses subjectives et inventées par les hommes. Il n’y a ni principes universels pour la science ni principes universels pour l’éthique et la morale. Il n’y a que des choses relatives à ce qu’imaginent les hommes. Vous reconnaissez là les sources du relativisme morale. Or, comme je le dis souvent, si tout est relatif et fonction de ce qu’imaginent les hommes, alors ceux qui seront assez forts pour imposer leur imagination aux autres l’emporteront. Le relativisme moral n’est en définitif rien d’autre que la loi du plus fort travestie. Soit le plus fort impose ce qu’il imagine par la force brute, soit il l’impose par la ruse et la fabrique du consentement. Et on voudrait nous faire croire au nom de la tolérance que le relativisme moral serait un progrès pour l’humanité ? Il est difficile de faire pire mensonge que cela !

On utilise une vertu noble, la tolérance, pour masquer des intentions perverses : on déguise la volonté d’imposer le pouvoir d’un groupe en ouverture d’esprit ! Et nombreux sont ceux qui se laissent séduire par ce mensonge.

Le pire des dangers
#

Le pire des dangers serait une forme d’idéalisme qui voudrait imposer par principe d’humanité son nominalisme. Les individus seraient là aussi sacrifiables pour le plus grand bien de l’humanité. Seulement, cette humanité ne serait plus l’humanité réelle mais l’humanité imaginée par un groupe de puissants, une nouvelle définition de l’humanité : une humanité fabriquée, une humanité 2.0. Évidemment ce type d’idéalisme nominaliste ne se présentera pas en s’affichant comme tel dans un premier temps, il se présentera sous la forme d’un progrès et d’une ouverture à la différence. Ce n’est que lorsque son pouvoir sera devenu suffisamment écrasant qu’il révèlera sa finalité.

Avancée des notions au programme

Répondre par email
Intelligence-Term - Cet article fait partie d'une série.
Partie 3: Cet article

Articles connexes

Pouvons-nous comprendre la réalité ?