Henri Bergson #
Henri Bergson est un philosophe français d’origine juive qui est né en 1859 et mort en 1941. Il a redonné confiance à un certain nombre de ses auditeurs du Collège de France en la possibilité de la métaphysique, possibilité qui avait été mise à mal par la critique d’Emmanuel Kant. Jacques Maritain et Étienne Gilson, qui le reconnaissent tous les deux comme leur maître en philosophie, regrettent cependant qu’il ait autant méconnu le fonctionnement de l’intelligence. Nous ne nous arrêterons pas dans ce cours sur ce que dit Henri Bergson sur l’intelligence et en quoi nous pourrions critiquer sa vision.
Ce qui nous intéresse dans ce cours sur la notion de personne, c’est la distinction qu’il fait entre le moi profond ou moi fondamental et le ou les moi(s) superficiel(s). Il le fait dès son premier livre Essai sur les données immédiates de la conscience en 1889. Mais il reviendra plus longuement sur les enjeux qui se cachent derrière la notion de moi en 1903 dans une introduction célèbre qui sera publiée dans l’un de ses derniers livres La pensée et le mouvant. Il me semble bon de connaître cette distinction car même si elle ne concerne pas directement l’histoire de la notion de personne, elle concerne l’intelligence que nous pouvons avoir de notre propre personnalité. Tout ce que nous allons dire ensuite sur l’évolution du concept de personne peut garder en filigrane cette distinction. Elle nous permet en effet de rester attentif à ce que nous dit notre cœur concernant nos choix, nos actions. Certains choix nous éloignent de nous-mêmes, d’autres au contraire permettent de nous épanouir à l’image de ces fleurs que j’ai mis en fond d’écran.
Une critique du langage #
Dans cette introduction à la métaphysique, c’est ainsi qu’elle s’appelle, c’est la question du rapport de notre langage et de notre intelligence avec la réalité dont il est question. Globalement, ce qu’il essaie de nous dire, c’est que l’intelligence aurait tendance à déformer la réalité parce que ce qu’elle vise c’est moins la description du réel tel qu’il est que la mainmise scientifique et technique sur ce réel pour s’en servir à son profit. La critique que Bergson conduit de l’intelligence est certes en partie exagérée car elle confond la corruption de l’intelligence par des vices et le fonctionnement même de l’intelligence, mais il voit quand même une chose qu’il faut retenir : nous pouvons déformer le réel par notre manière de parler de lui. Ou, pour le dire autrement, notre architecture langagière et parfois même notre architecture conceptuelle ne sont pas toujours fidèles au réel tel qu’il est.
Les mois superficiels #
Ainsi, ce que veut dire Bergson dans cette distinction entre moi fondamental et moi superficiel, c’est que nous nous forgeons sans forcément le savoir de fausses personnalités, ou pour le dire autrement nous constatons que des personnalités se forgent en nous, parfois malgré nous, pour faire face à la pression familiale, à la pression sociale ou encore à la pression politique. Ces personnalités forgées artificiellement, avec notre consentement ou inconsciemment, il les appelle des mois superficiels. Évidemment, cela n’a rien à voir avec la schizophrénie, même si en lisant Bergson on peut se demander si la schizophrénie ne serait pas une conséquence de la mise en place de mois superficiels de manière exacerbée.
La mise en place de ce moi superficiel voire de ces mois superficiels, vient selon lui de la manière dont nous parlons de nous-mêmes ou de la manière dont les personnes qui nous entourent parlent de nous-mêmes. Ces manières de parler ont tendance à nous figer dans des représentations. Elles ont tendance à nous classer dans certaines catégories, à nous enfermer dans des cases préfabriquées. Évidemment, plus nous sommes accueillis par des personnes ou des sociétés cactus, plus nous nous refermons dans notre carapace protectrice que représente ce moi superficiel.
Personnes et sociétés Cactus #
Henri Bergson n’utilise pas la métaphore du cactus. J’ai forgé cette métaphore en méditant ce qu’il dit pour nous aider à mémoriser et à comprendre rapidement la pertinence de ses propos. Un cactus c’est une plante entourée de piquants qui peuvent profondément nous blesser si nous n’y prenons garde. Cette espèce de plante ne permet que très rarement de se désaltérer (c’est le cas pour le Cactus Tonneau) car elle contient souvent des toxines. Cependant, certains cactus produisent d’excellents fruit, c’est le cas pour le cactus appelé « figuier de Barbarie ».
La plupart des Cactus dans la nature sont potentiellement dangereux pour nous. C’est pourquoi j’ai choisi cette plante comme métaphore. Certains Cactus, comme le figuier de Barbarie représenté sur cette photo, sont cependant comestibles. Cela permet aussi d’enrichir la métaphore. À notre naissance nous arrivons dans une famille que nous n’avons pas choisie. Cette famille est plus ou moins accueillante. Certains membres de nos familles respectives sont parfois comparables à des Cactus ils sont plus piquants qu’accueillants. C’est pourquoi j’ai pris l’habitude de distinguer les familles Cactus des familles Oasis. L’accueil que notre famille nous réserve va évidemment avoir un profond impact sur le développement de notre personnalité. Si à chaque initiative personnelle nous nous faisons piquer nous allons avoir tendance à nous renfermer, à nous « carapaçonner ». Telles des tortues nous forgeons autour de notre véritable personnalité une carapace protectrice qui nous protège tant bien que mal des piquants qui nous agressent.
Il n’y a pas que les familles qui peuvent être Cactus, il y a aussi les sociétés. Le terme société est utile car il peut désigner différents types de groupements humains. Cela peut être l’institution qui nous accueille, l’entreprise où nous travaillons comme la société française ou la société d’un autre pays. Est Cactus ce qui blesse ou ce qui peut blesser. Est Oasis ce qui accueille et réconforte. Certains Cactus blessants peuvent cependant porter des fruits comestibles comme le fait le Figuier de Barbarie, mais la plupart du temps les Cactus sont seulement blessants. Il faut donc apprendre à les éviter et à ne pas s’approcher trop prêt d’eux. Ils peuvent être décoratifs et utiles mais en les mettant à une certaine distance protectrice.
La métaphore du Cactus permet de comprendre que même si certaines personnes peuvent nous blesser, elles peuvent cependant rester dans l’horizon de notre vie si nous savons les mettre à la bonne distance. Certaines personnes blessantes peuvent même parfois porter des fruits comestibles. Cependant, il est sage de ne pas trop se rapprocher d’elles tant qu’elles restent Cactus.
Notre moi superficiel est une sorte de carapace auto-protectrice qui s’est forgée en nous pour résister aux piqûres des Cactus. L’enfant ne fait pas exprès de forger cette carapace, il s’adapte comme il peut au mal qu’il subit. Cela ne veut pas dire qu’il s’adapte bien, cela veut dire qu’il fait comme il peut pour diminuer l’ampleur de la souffrance. Il va donc sans le vouloir forger une personnalité superficielle en espérant diminuer l’ampleur des blessures. Petit à petit, il peut même finir par croire qu’il est sa carapace. Bien sûr ce n’est pas vrai, mais comme sa carapace l’a protégé en partie pendant des années, il peut finir par être attaché à sa carapace. Et même si cette carapace peut devenir une sorte de camisole de force l’empêchant de s’épanouir vraiment, il peut avoir du mal à l’abandonner. Remarquons aussi que même si cette carapace peut parfois trop l’emprisonner, il n’est pas toujours bon de l’enlever trop vite. Encore faut-il vérifier qu’il n’y a pas trop de cactus aux alentours.
Le moi profond #
Henri Bergson soutient que nous ne nous réduisons pas à ces personnalités superficielles, à ces carapaces : nous sommes plus que cela. Il aime bien utiliser l’expression de « douce mélodie ». Selon lui nous sommes un moi profond qui est comme une douce mélodie. Cette mélodie ne demande qu’à être accueillie telle qu’elle est pour s’épanouir peu à peu dans le temps. Malheureusement les épines de la réalité nous empêche parfois de la développer ou de la livrer. Il n’est pas facile d’apprendre à reconnaître ce moi profond, cette douce mélodie, et dans la réalité de notre vie, nous mélangeons parfois cette mélodie avec des variations superficielles aliénantes.
On peut certes critiquer ce que dit Henri Bergson, même s’il faut d’abord bien le comprendre. Il est vrai que sa pensée philosophique est parfois plus métaphorique que précise au niveau conceptuel. Cependant il a au moins le mérite de mettre en évidence la difficulté de parler de notre personne et de notre personnalité si nous voulons être fidèle au réel tel qu’il se présente. Il met aussi en évidence que la manière dont nous parlons de nous-mêmes aux autres à une incidence sur notre propre représentation de nous-mêmes. De même, il a le mérite de nous faire prendre conscience que la manière dont nous nous représentons nous-mêmes peut être la conséquence de la manière dont nous avons été décrits par les autres.
Par ailleurs, nous verrons dans la genèse du concept de personne combien il fut difficile de bien parler de la réalité concrète que représente chacune des personnes que nous rencontrons. L’humanité elle-même a eu beaucoup de mal à prendre conscience que les êtres humains n’étaient pas des individus comme les autres mais des personnes.
Les mots sont bien petits pour réussir à décrire le réel. Ou pour le dire autrement, le réel est beaucoup plus riche et complexe que les mots qui servent à le décrire ou plus souvent à le désigner. Le monde est parfois ineffable. Nous pouvons alors avoir besoin d’une dimension artistique pour esquisser une piste indicative d’exploration. Parfois, la charité seule ouvre un chemin de compréhension, là où l’intelligence théorique, l’intelligence pratique et l’intelligence artistique ne comprennent rien. C’est un peu comme s’il y avait une sorte d’intelligence supérieure à l’œuvre dans la charité, intelligence qui dépasse notre humble intelligence pour qui n’apparaît parfois que de l’ineffable.
Famille Oasis ou société Oasis #
J’appelle famille Oasis les familles qui savent être accueillantes vis-à-vis de leurs membres, vis-à-vis de la diversité de leurs membres. Une famille Oasis se réjouit de la différence de ses membres, elle s’émerveille de cette différence. Loin de Piquer elle accueille, elle encourage, elle réconforte. Nous verrons à la fin de notre cours que c’est justement le rôle de la véritable autorité de savoir accueillir, encourager et réconforter. C’est un drame malheureusement fréquent dans nos familles mais aussi dans nos sociétés de confondre la véritable autorité avec son contraire l’esprit de domination.
Les familles peuvent être Oasis et j’espère que vous avez eu la chance d’en faire un peu l’expérience. Ce n’était peut-être pas votre propre famille. Peut-être n’était-ce que celle de votre ami(e). Mais déjà en faire quelques fois l’expérience permet de mémoriser la possibilité de leur existence. Les sociétés aussi peuvent être Oasis même si malheureusement l’état actuel de l’humanité produit plus de sociétés Cactus.
C’est normalement le rôle de l’Église d’encourager à la propagation de familles Oasis, de sociétés Oasis. Plus encore, l’Église est normalement Mater et Magistra, elle est celle qui protège comme une maman et qui nous enseigne suffisamment pour que nous puissions protéger à notre tour. La véritable Église est donc une Oasis. Dès qu’il y a des épines dans l’Église, vous pouvez être sûrs qu’on s’éloigne de La Source Vive.
J’ai choisi la métaphore de l’Oasis car l’Oasis dans le désert de l’existence, le désert où ne poussent que des Cactus, représente justement le lieu béni où se trouve une Source d’eau vive. Henri Bergson ne parle ni d’Oasis ni de Source, en revanche quand il parle du moi profond, il parle soit de mélodie, soit de fleuve qui s’écoule. Je ne suis donc pas si éloigné que cela de ses métaphores.
L’enjeu de ce cours sur la personne, c’est justement de savoir si nous serons capables de participer à la transformation de nos sociétés Cactus en sociétés Oasis. Et cela ne peut se faire que si nous apprenons à nous accueillir en tant que personnes et non en tant qu’individus. Ce sens de l’accueil, ce sens de l’encouragement et du réconfort, ce sens de l’émerveillement, est la condition du bonheur. Plutôt que de nous arrêter sur nos carapaces, osons entr’apercevoir, apercevoir ou même voir les mois profonds qui ne demandent qu’à rayonner.
Difficulté de bien se connaître #
Pour reprendre les découvertes de Henri Bergson, nous pouvons dire que notre personne, notre personnalité, notre moi, est difficile à appréhender parce que, en premier lieu, nous évoluons en permanence, nous sommes durée. Nous devons aussi ajouter que notre personnalité est difficile à appréhender en raison de l’impact souvent blessant que nos sociétés, les petites comme les grandes, ont sur elle. Ces sociétés sont en effet souvent abîmées et abîmantes, et elles forcent alors notre personnalité à se recroqueviller dans une sorte de carapace protectrice superficielle plus ou moins confortable, plus ou moins transparente, plus ou moins aliénante. Cette carapace superficielle peut se dédoubler en fonction des micro-sociétés que nous rencontrons. Nous pouvons avoir plusieurs carapaces interchangeables, une par micro-société par exemple.
Réussir à déterminer notre identité personnelle est donc un problème complexe sur lequel nous aurons à revenir après avoir clarifier la genèse du concept de personne. Cela engage des questions fondamentales dont celles du rapport entre notre langue et le réel, entre notre pensée et le réel. Cela engage aussi une saine compréhension de l’amitié et de l’amour et une saine compréhension des décisions et des initiatives que nous avons à prendre.
C’est pourquoi nous allons voir maintenant 6 manières différentes de concevoir notre identité personnelle dont certaines sont plus aliénantes que libératrices.
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