Importance de la volonté #
Introduction #
La première chose à faire c’est de bien comprendre que désirer ou avoir envie ce n’est pas la même chose que de vouloir. C’est ce que nous avons dit dans notre premier cours sur la liberté. La volonté demande des forces morales et intellectuelles que le désir et l’envie ne demandent absolument pas. Cependant, il est bon d’être un plus précis encore concernant le fonctionnement de la volonté. C’est ce que nous allons voir maintenant grâce au philosophe Henri Bergson quand il enseigne à ses élèves du lycée Henri IV à Paris. Il reprend alors la tradition philosophique qui nous vient d’Aristote en passant par Thomas d’Aquin, même s’il ne les cite pas explicitement.
Concernant l’enseignement du philosophe Henri Bergson, on le distingue souvent de ce qu’il dit en tant que philosophe. On distingue parfois Bergson enseignant et Bergson philosophe. Cependant, Bergson développe assez peu la notion de volonté dans son œuvre philosophique et se trouve finalement assez proche de son maître Aristote. Pour le dire autrement, Bergson philosophe et Bergson enseignant quant il s’agit de la notion de volonté sont quasi identiques.
Les 4 opérations de la volonté #
Tout processus volontaire passe par au moins 4 étapes, utilise 4 opérations distinctes. En nous disant cela Henri Bergson simplifie grandement ce que Thomas d’Aquin disait au XIIIème siècle même si finalement cela reste tout à fait compatible avec sa pensée. Voici ces 4 opérations de la volonté :
- La conception des motifs ;
- La délibération ;
- Le choix ou la décision ;
- L’exécution, ce qui peut correspondre à la notion d’imperium chez Thomas d’Aquin.
La conception des motifs #
Henri Bergson appelle motif : « ce qui est capable de mouvoir, et en un certain sens, d’émouvoir ». Faire preuve de volonté, c’est donc d’abord prendre le temps de concevoir les motifs que nous avons, c’est-à-dire ce qui nous motive. Voici les différentes forces qui peuvent nous motiver :
- Les émotions et les sentiments ;
- Particulièrement, les envies, les influences, les désirs ;
- Les représentations imaginatives qui naissent de notre sensibilité et de notre imagination ;
- Les raisons d’agir qui naissent d’un véritable travail de l’intelligence.
Il est parfois difficile de déterminer nos motifs car :
- Les choses peuvent être confuses en nous ;
- Clarifier nos motifs prend du temps, il faut avoir le courage de le prendre ;
- Nous connaissons assez mal nos émotions ;
- Il est facile de confondre envies, désirs mimétiques et désirs profonds ;
- Nous n’utilisons pas toujours suffisamment notre intelligence ;
- Nous n’écoutons pas toujours assez la petite voix de notre conscience ;
- La maturation de notre motivation prend du temps : nous avons besoin des vertus de patience et de persévérance.
Nous l’avons déjà dit, si nous voulons utiliser correctement nos facultés, il faut réussir à les mettre dans le bon ordre. Rappelons ce bon ordre :
- Placer toujours en premier notre intelligence car c’est elle qui nous permet de connaître le réel tel qu’il est. Or nous vivons dans le réel avec les contraintes du réel, non dans notre imagination et ses désirs.
- Placer en deuxième notre volonté car c’est elle qui va nous aider à fortifier nos vertus et c’est elle qui va ordonner les étapes à suivre.
- Prendre soin d’écouter notre sensibilité c’est-à-dire nos sensations, nos émotions et nos sentiments. Nos sensations bien reprises par notre intelligence nous donnent accès au réel. De même, nos émotions, si ce sont bien les nôtres et si elles restent bien dans une certaine mesure, nous informent sur le réel et sur notre réalité intérieure.
- Utiliser l’imagination pour réussir à avoir un schéma clair de ce qui nous motive. Le danger n’est pas d’utiliser l’imagination, le danger c’est d’utiliser l’imagination comme puissance de contrôle de l’intelligence et de la volonté. Tant que l’imagination est au service de l’intelligence et de la volonté, elle est au contraire fort utile.
La délibération #
La délibération est la deuxième étape du processus volontaire. Elle ne peut se faire qu’après la conception des motifs. Elle consiste à affecter un certain poids, une certaine priorité à chacun de nos motifs. Pour le dire autrement, elle consiste à classer et à ordonner nos motifs par ordre de préférence réaliste. Le mot important, c’est évidemment l’adjectif réaliste. Nous vivons en effet dans la réalité non dans nos rêves ou notre imagination. Autant il est souhaitable de pouvoir réaliser nos rêves, autant nous ne pouvons les réaliser qu’en réussissant à les faire vivre dans le réel.
Or par définition, le réel c’est justement ce qui précède notre propre existence et ce qui résiste à notre action. Notre propre force est très limitée par rapport à l’ensemble des forces du réel. Si nous voulons réaliser nos rêves, il faut donc tenir compte des forces extérieures qui existent. Certaines forces pourront nous servir d’appui pour les réaliser, d’autres seront de véritables obstacles à leur réalisation. C’est pourquoi le tri de nos motifs, doit se faire de manière réaliste.
Il est donc très risqué de réaliser ce tri sans utiliser notre intelligence et notre volonté. Si nous trions nos motifs avec seulement notre imagination et notre sensibilité nous prenons un risque important : celui de l’échec et de la frustration.
La délibération est un processus vivant qui peut prendre du temps en fonction de l’importance de l’enjeu pour notre vie. Ce n’est pas un processus mathématisable, il n’y a pas d’algorithme qui pourrait nous dispenser de délibérer. C’est un processus émotionnel ET raisonnable. C’est un processus de croissance intérieure, où les motivations principales se mettent petit à petit aux premières places. Le caractère raisonnable de ce processus nous garantit que les conséquences de nos actes seront conformes à ce que nous voulons vraiment et qu’elles tiendront compte des contraintes de la réalité.
Il me semble difficile de réaliser ce processus sans contemplation, nous reviendrons sur cette notion dans notre cours sur le temps avec le philosophe coréen Byung-Chul Han.
Le choix ou la décision #
Le choix ou la décision, c’est le fait de voir clairement quelle possibilité arrive à la première place dans la multitude des motifs que nous pouvons avoir. Il y a véritablement décision quand nous sommes capables de discerner quelle est l’action à activer dans notre futur proche. Pour être véritablement libre, il faut prendre soin d’écouter la petite voix intérieure de notre conscience. Nous en reparlerons dans nos cours sur la conscience. Il est donc difficile de choisir librement sans développer un minimum d’intériorité. La maturation du choix peut prendre du temps. Le temps de maturation varie :
- En fonction de l’importance du choix à faire ;
- En fonction de notre personnalité ;
- En fonction des circonstances de notre vie actuelle ;
- En fonction des conséquences plus ou moins importantes que suscite notre choix.
L’exécution ou l’Imperium #
Le choix volontaire tend à l’exécution. Sinon, c’est qu’il n’est pas encore assez mature. Il n’y a pas de véritable « acte volontaire » sans passage à la réalisation. Cela correspond à ce que Thomas d’Aquin appelle l’Imperium, le 3ème acte important de la vertu de prudence, après le conseil et le jugement pratique. La vertu de prudence n’existe donc qu’avec l’harmonie de ces 3 actes :
- Le conseil,
- Le jugement pratique,
- L’Imperium.
Spécificités de la volonté :
- La volonté pense aux moyens de réaliser le désir choisi ;
- Elle pense aussi aux conséquences de cette réalisation pour le futur proche mais aussi en partie pour le futur lointain.
Spécificités du désir :
- Le désir pense essentiellement à sa satisfaction ;
- Il pense rarement au chemin complet de sa réalisation, à tous les moyens nécessaires ;
- Il n’envisage pas les conséquences futures.
Différence entre Bergson et Thomas d’Aquin #
Henri Bergson professeur simplifie l’analyse fine et méticuleuse de Thomas d’Aquin quand il la présente à ses élèves. Voici une série de mindmaps qui présentent plus précisément la pensée de Thomas d’Aquin en indiquant aussi les références dans son œuvre majeure La Somme de Théologie.
3 définitions différentes de la volonté #
La manière dont les philosophes définissent la volonté a une incidence importante sur leur philosophie morale et leur philosophie politique. Il en va évidemment de même pour nous-mêmes. Nos concepts nous donnent une représentation du réel qui va déterminer la manière dont nous agissons. Le concept de volonté est central dans toutes les philosophies qui portent sur nos actions, que ce soient des actions morales ou des actions politiques. Bien discerner les différentes manières de définir la volonté permet alors de mieux choisir le type d’homme que nous désirons devenir. Nous développons en effet notre personnalité par les actes que nous posons.
La volonté est un désir réfléchi (Aristote) #
Aristote définit la volonté dans son livre Ethique à Nicomaque (III, 4, 1112 a 16-17) ainsi :
« La volonté est un désir accompagné de réflexion. »
Chez lui la volonté n’est donc pas vraiment une faculté distincte de la sensibilité (les désirs) et de l’intelligence (la réflexion). Cependant on voit bien avec la place qu’il accorde aux vertus que la volonté pour s’exercer aura besoin de développer de nombreuses vertus. De même, pour lui, il est illusoire de croire qu’il est possible de réussir dans toutes les circonstances à développer ses vertus sans s’appuyer à certains moments sur l’amitié véritable. En effet, à certains moments nous sommes trop découragés pour réussir par nos seules forces, nous avons donc besoin du soutien de nos amis pour oser progresser dans nos vertus morales.
La volonté est un appétit intellectuel (Thomas d’Aquin) #
Thomas d’Aquin reprend ce que dit Aristote mais il va l’enrichir de toute la tradition chrétienne qu’il trouve dans la Bible, chez Augustin, et les autres pères de l’Église. Il ne faut donc pas confondre la pensée de Thomas d’Aquin avec celle d’Aristote. Pour lui, la volonté est un appétit intellectuel. La notion d’appétit est plus restrictive que celle de désir. Par notion d’appétit, il faut entendre inclination naturelle vers un bien. Cette notion d’appétit intellectuel est très riche. Elle signifie qu’il y a un ordre bien fait dans l’univers, un Cosmos. Ce Cosmos est voulu par Dieu et a été intelligemment fait par Dieu pour Thomas d’Aquin. Nous avons donc une faculté différente de l’intelligence et tournée vers elle, cette faculté est spirituelle donc non matérielle. C’est la volonté. Elle est un appétit intellectuel car elle est tournée vers l’intelligence pour recevoir la connaissance du bien à désirer.
Ce n’est donc pas tout à fait la même chose que chez Aristote. En effet, chez ce dernier, il y a d’abord le désir puis la réflexion. Chez Thomas d’Aquin, c’est plus complexe que cela, la volonté est naturellement portée vers l’intelligence et l’ordre de la nature, ce qu’il appelle aussi la loi naturelle. Attention, cette loi naturelle n’a rien à voir avec la loi du plus fort, la loi naturelle est la loi voulue par Dieu. Disons que la volonté a une tendance naturelle au réalisme car c’est l’intelligence qui lui fait connaître le réel. Ce réel est bien ordonné car il a été voulu par Dieu. La volonté écoute les émotions car pour Thomas d’Aquin, les émotions sont aussi des inclinations naturelles. Il y a donc un grand respect pour le corps chez lui, ce qui s’explique par l’importance qu’il accorde à l’incarnation de Dieu en la personne de Jésus-Christ.
Cela ne veut évidemment pas dire qu’il n’y a pas des injustices et du mal dans le monde, mais plutôt que l’injustice et le mal dans le monde sont des conséquences des mauvaises actions humaines, elles ne sont pas initialement voulues par Dieu. C’est justement quand l’homme n’arrive pas à correctement utiliser sa volonté, ou quand sa volonté est détournée de son rôle initial, que le mal se propage dans le monde.
Thomas d’Aquin, comme Aristote, prend soin de montrer à quel point les vertus sont essentielles pour éduquer notre volonté (et donc notre liberté). Comme lui, il juge que l’amitié est essentielle pour progresser dans nos vertus. Cependant, il y a une grande différence avec Aristote, car Thomas d’Aquin nous conseille de nous appuyer aussi sur le soutien de Dieu par l’intermédiaire de la prière et de l’oraison. C’est pourquoi il introduira les concepts de vertus infuses et de dons du Saint Esprit qui ne sont pas présents chez Aristote.
La volonté est la raison pratique (Emmanuel Kant) #
Emmanuel Kant a beau être un protestant piétiste, il ne fait plus référence à Dieu comme Thomas d’Aquin quand il présente son concept de volonté. Sans doute influencé par le piétisme, il a une vision plutôt négative du corps, c’est pourquoi il ne situe la volonté que du côté de la raison. Il n’est plus question des inclinations naturelles présentes dans le corps. La volonté chez Emmanuel Kant se confond avec la raison pratique. La raison pratique, c’est la raison quand elle s’occupe des affaires liées aux actions humaines. Ce que recherche la raison pratique c’est l’universalisation de la loi morale qui est en nous. Nous préciserons tout cela d’ici peu avec sa notion d’impératif catégorique.
Ce qu’il faut retenir, c’est que la volonté chez Emmanuel Kant est quasi désincarnée. Il suffirait d’écouter sa raison pratique pour réussir à agir moralement. C’est ce qui fera dire à Charles Péguy, qui savait résumer de manière lapidaire les pensées des grands philosophes : « le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains ».
Emmanuel Kant est sensible personnellement à l’amitié mais il ne semble pas en faire un critère essentiel pour devenir vertueux comme Aristote. De toute façon, Emmanuel Kant ne parle quasiment pas de vertu. Cela peut se comprendre puisque la notion de vertu suppose de prendre au sérieux la difficulté de commander son propre corps. Si la volonté n’est que la raison pratique, la volonté n’a plus alors rien à voir avec les émotions, les inclinations naturelles qui nous viennent de notre corps.
Charles Péguy reprochera à Emmanuel Kant son manque de réalisme. C’est un peu comme si Emmanuel Kant avait oublié le conseil de Blaise Pascal, « Qui fait l’ange fait la bête ». L’homme n’est pas une pure raison. C’est une intelligence incarnée dans un corps avec une sensibilité et des émotions. Il nous faut donc apprivoiser nos émotions pour réussir à utiliser correctement notre volonté. Emmanuel Kant oublie cela et préfère envisager un système politique qui permettrait même aux démons de canaliser leurs actions. Il ne s’agit plus alors d’éduquer sa propre sensibilité, mais plutôt de mettre en place à l’aide d’un despote éclairé des lois suffisamment justes et coercitives pour empêcher même des démons de mal agir.
Rappel : le libres arbitre #
Nous avons défini dans le cours précédent la notion de libre-arbitre :
Rappelons ici que le libre arbitre est la capacité que possède l’homme de décider sans être sous la contrainte d’un maître extérieur. Nous pouvons apporter quelques précisions importantes :
- L’esclave, c’est celui qui subit les contraintes d’un maître extérieur dont il ne peut pas se libérer sans risque grave pour sa santé;
- L’homme libre, au contraire, est celui qui n’est pas contraint par un maître extérieur : il est son propre maître.
- Il serait contradictoire de revendiquer le libre-arbitre et de manquer de maîtrise de soi.
L’homme libre a bien des contraintes mais elles sont différentes de celles qui lui sont imposées par un maître extérieur :
- Elles viennent de sa nature humaine ;
- Elles viennent des lois de la nature ;
- Elles viennent des choix passés qu’il a fait en âme et conscience. On parle alors de responsabilité ;
- Elles viennent des contraintes sociales et étatiques qui respectent plus ou moins sa liberté en fonction de leur justesse. C’est pourquoi Hannah Arendt disait qu’il est illusoire de parler de liberté sans s’intéresser aux libertés politiques.
Le plus bas degré de liberté #
Le libre-arbitre est le degré 0 de la liberté. Il est cependant possible de descendre en-dessous de ce degré 0 avec ce que nous désignerons par la notion de liberté d’indifférence dans le cours suivant. L’expression « le plus bas degré de liberté » doit donc s’entendre, le plus bas degré de liberté qui nous permet de conserver encore notre liberté. Les degrés plus bas encore que le degré 0, nous font perdre peu à peu notre liberté. Avant de développer tout cela, retenons que le libre arbitre désigne aujourd’hui quelque chose que nous constatons :
- Nous pouvons décider d’agir ou de ne pas agir ;
- Nous pouvons choisir telle ou telle direction dans notre action ;
- Nous pouvons décider de faire le bien, de faire le mal, ou de ne rien faire.
Nous pouvons alors nous demander si l’origine du mal sur notre Terre ne vient pas en grande partie de ce pouvoir réel que nous avons de choisir le mal plutôt que le bien, et de ce pouvoir à laisser le mal se faire par d’autres sans sans nous y opposer ou nous interposer. Est-ce une raison suffisante pour renoncer à notre libre-arbitre ? Ne faut-il pas chercher plutôt à l’éduquer ? Ne faut-il pas plutôt chercher à faire grandir nos vertus de prudence, de justice, de courage et de tempérance ?
Terminons par quelques précisions importantes. Nous n’avons pas toujours conscience du mal que nous faisons :
- Nous pouvons agir sous l’influence d’une émotion ;
- Nous ne percevons pas toujours les conséquences de nos actes ;
- Nous ne percevons pas toujours l’effet émotionnel que nos actes peuvent avoir sur les autres ;
- Nous croyons parfois être dans notre bon droit, car nous nous laissons emporter par notre indignation ;
- Nous pouvons, honnêtement, nous tromper : car la sincérité n’est pas la vérité ;
- Avoir une bonne intention ne suffit pas pour agir bien, encore faut-il que cette intention soit réaliste et ajustée à la réalité.
L’autonomie de la volonté (Kant) #
Pour Emmanuel Kant (1724, 1804), il n’y a de réelle liberté que dans l’autonomie de la volonté. Pour lui, la volonté se définit comme raison pratique. Est donc libre celui qui suit sa raison pratique. Cette raison pratique obéit à certaines lois qui ne s’imposent pas à elle de l’extérieur mais plutôt qui la constitue en propre. En ce sens, la raison pratique reste libre même si elle obéit à une loi, puisque cette loi lui vient d’elle-même. C’est ce que signifie le concept d’autonomie : être capable de se donner à soi-même sa propre loi. Par le terme de loi ici, il faut bien entendre le terme de commandement. Être autonome selon Emmanuel Kant, c’est donc être capable de se commander soi-même selon les lois que la raison pratique se donne à elle-même.
Il ne s’agit plus d’écouter les commandements extérieurs qui nous seraient donnés par Dieu, mais de se commander soi-même en écoutant sa propre raison. Quelque part, Emmanuel Kant a transformé le Dieu intérieur transcendant d’Augustin en immanence de la structure même de notre raison pratique. La prière et l’oraison deviennent inutiles, il suffirait de suivre la raison pratique pour pouvoir être des hommes de devoir.
Selon Emmanuel Kant, la raison pratique obéit finalement à une loi qu’il appelle « l’impératif catégorique ». Cette loi résume à elle-seule toutes les autres lois morales, il suffit d’un seul commandement qu’il appelle l’impératif catégorique pour réaliser notre devoir moral :
« Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen ».
Remarquons que nous retrouvons un principe célèbre dans l’histoire des doctrines religieuses sur notre planète, c’est le principe que l’on désigne par cette expression : la Règle d’or. Remarquons aussi que Emmanuel Kant reste plus précis dans sa formulation et qu’il améliore plutôt cette Règle d’or. Il existe deux formulations de cette règle. Une formulation sous la forme d’une négation : « Ne fait pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse ». Et une formulation affirmative : « Fais à autrui ce que tu souhaiterais que l’on te fasse ». L’amélioration morale apportée par Emmanuel Kant par rapport à la règle d’or, c’est que l’impératif catégorique nous pousse aussi à respecter notre propre dignité.
Comme le montrait Charles Péguy, le problème, c’est qu’il finit par croire qu’il serait possible d’appliquer l’impératif catégorique sans développer ses vertus. L’histoire des comportements européens depuis que sa philosophie est devenue à la mode laisse planer des doutes. Il meurt en 1804. Après lui, et évidemment d’une manière qu’il ne pouvait absolument pas prévoir, nous verrons une succession de guerres meurtrières comme jamais dans l’histoire des hommes, guerres qui deviendront même des guerres mondiales. L’homme est-il réellement capable d’appliquer l’impératif catégorique sans d’abord développer ses vertus ?
La liberté chez Bergson #
Henri Bergson part du constat qu’il y a une insuffisance dans la notion de libre-arbitre. En effet même si être libre au sens du libre arbitre, c’est agir sans les contraintes d’un maître extérieur, que ce soit pour bien faire, mal faire ou ne rien faire, cette vision de la liberté, ne permet que rarement l’épanouissement de nous-même. Elle peut même conduire à des esclavages futurs en raison d’une méconnaissance des conséquences. De plus, le choix qui est posé dans le libre-arbitre ne se fait pas forcément en fonction de qui nous sommes vraiment.
C’est pourquoi Henri Bergson préfère définir la liberté comme la capacité de choisir en fonction de ce que nous sommes réellement. Voici ce qu’il dit dans son livre * Essai sur les données immédiates de la conscience*, p. 110 O.C. :
« C’est de l’âme entière, en effet, que la décision libre émane ; et l’acte sera d’autant plus libre que la série dynamique à laquelle il se rattache tendra davantage à s’identifier avec le moi fondamental. »
Le moi fondamental #
Nous ne sommes pas toujours totalement nous-même, nous sommes plus souvent à la surface de nous-même. Nous jouons une sorte de rôle en fonction du milieu où nous nous trouvons, nous exprimons alors plutôt notre moi superficiel. Il est rare de réussir à être pleinement nous-même, sans avoir à nous cacher derrière un rôle. Ce sont les agressions que nous pouvons vivre qui nous forcent à nous replier dans un moi superficiel qui représente une sorte de carapace protectrice pour éviter de nous faire blesser.
Cette carapace protectrice peut malheureusement se transformer en camisole de force quand elle n’est plus appropriée aux circonstances qui ont évolué. Cela ne veut pas dire qu’il faut trop rapidement abandonner cette carapace. Il faut vérifier que le milieu environnant saura nous accueillir tel que nous sommes vraiment sans nous juger et sans chercher à nous blesser.
Quand nous réussissons à être vraiment nous-même, nous exprimons alors, selon Henri Bergson, notre moi fondamental. Il compare parfois le fait de réaliser notre moi fondamental aux douleurs de l’enfantement, tant il n’est pas facile de renoncer à une carapace que nous avons confondue avec notre véritable moi.
Selon lui, il existe un critère naturel qui nous indique si nous arrivons à nous rapprocher de notre fondamental ou non. Ce critère naturel est une émotion, c’est l’émotion de joie qu’il distingue de l’émotion de plaisir. Pour lui, la joie est vraiment personnelle, alors que le plaisir est une sorte de stratégie de l’espèce.
Remarquons que ce critère est émotionnel. Il ne semble pas envisager la possibilité du mimétisme émotionnel. Il faut dire que René Girard, qui étudie l’importance du mimétisme, aurait pu être de l’âge de ses petits enfants.
De ce que dit Henri Bergson concernant le moi fondamental et la joie, on pourrait croire aussi que la tristesse pourrait indiquer un éloignement de notre moi fondamental. Le bémol qu’il serait bon de mettre, c’est qu’il est possible d’être triste et joyeux à la fois, car il existe une hiérarchie des valeurs comme le montre bien le philosophe allemand Robert Spaemann (1927, 2018) dans son livre Notions fondamentales de morale. Nous pouvons être triste au niveau d’une valeur inférieure dont nous sommes privés tout en étant joyeux d’être comblés par une autre valeur hiérarchiquement supérieure. Nous aurons l’occasion d’y revenir dans notre cours sur les valeurs et le devoir.
Les degrés de liberté #
Nous ne sommes pas libres ou esclaves, mais plus souvent à des degrés divers entre les deux : nous sommes plus ou moins proche de notre moi fondamental. On parle des degrés de liberté. Être libre n’est donc pas, selon Henri Bergson, écouter seulement sa raison comme chez Emmanuel Kant, mais écouter l’ensemble de tout son être. Avec Charles Péguy qui connaissait bien Henri Bergson, on peut dire aussi, qu’être libre ce n’est pas être un fonctionnaire : celui qui est là parce qu’il faut, qui fait ce que ses supérieurs lui ont dit de faire, celui qui ne s’en tient qu’à ses fonctions que ses supérieurs lui ont attribué. Être libre, c’est plutôt choisir d’épanouir pleinement notre propre potentiel, même si nous devons alors dépasser notre propre fonction professionnelle.
Nous ne sommes pas libres, mais plus ou moins libres en fonction du plus ou moins grand respect que nous manifestons vis-à-vis de notre moi fondamental.
Moi fondamental et identité personnelle #
Il est fréquent de mal concevoir notre identité personnelle. Vous trouverez plus de précisions dans ces deux articles. Le premier développe un peu plus la notion de moi fondamental chez Henri Bergson. Le second présente d’autres manières de concevoir notre identité personnelle.