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La personne n'est-elle qu'un individu parmi d'autres ?

Auteur
Yann Lebatard
Professeur de philosophie
Sommaire
La personne - Cet article fait partie d'une série.
Partie 1: Cet article

Le problème que représente l’individualisme
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Nous allons commencé par regarder une petite vidéo à la fois amusante et pertinente concernant le comportement humain :

Cette petite vidéo met en évidence le mimétisme des comportements humains. Nous sommes souvent persuadés que nous sommes originaux dans nos choix alors même qu’un tout petit peu de recul nous ferait prendre conscience à quel point nous sommes mimétiques, c’est-à-dire imitateurs de nos semblables. Au lieu d’assumer notre différence personnelle finalement nous ne sommes que des individus qui imitent leurs semblables pour finalement en devenir les copies.

C’est ce que Jacques Maritain avait déjà pressenti en écrivant son livre Trois réformateurs en 1925. L’un des problème majeur de l’homme moderne selon lui, c’est d’avoir confondu l’individualité et la personnalité. Cette confusion, l’entraîne dans l’individualisme où, paradoxalement, pensant agir pour obtenir le bonheur, il passe de plaisirs en plaisirs en suivant les modes de la société sans obtenir les joies tant recherchées. Souvent, il n’obtient que douleurs et désespoir ! Il perd peu à peu le sens de sa propre vie. C’est catastrophique pour lui, c’est catastrophique pour ses relations aux autres, c’est catastrophique aussi pour notre planète. Voici ce qu’il dit dans Trois Réformateurs, p. 27 :

« Voyez avec quelle solennité religieuse le monde moderne a proclamé les droits sacrés de l’individu, et de quel prix il a payé cette proclamation. Et cependant l’individu a-t-il jamais été plus complètement dominé, plus facilement façonné par les grandes puissances anonymes de l’État, de l’Argent, de l’Opinion ? Quel est donc ce mystère ? Il n’y a là aucun mystère. Le monde moderne confond simplement deux choses que la sagesse antique avait distinguées : il confond l’individualité et la personnalité. »

Qu’est-ce qu’une personne ?
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La personne est « une substance individuelle complète, de nature intellectuelle et maîtresse de ses actions ». Elle est capable de choisir ses fins (ses buts), capable aussi de se déterminer par elle-même, de déterminer les moyens pour atteindre ses fins, et d’introduire dans l’univers, par sa liberté, des séries d’événements nouveaux. En d’autres termes, une personne est capable de décider ce qu’elle veut faire et de se donner par elle-même les moyens de réaliser cette décision. Par l’exercice de cette volonté, elle prend des initiatives : elle initie de nouveaux commencements !

Thomas d’Aquin précisera que le nom de personne signifie la plus noble et la plus élevée des choses qui sont dans la nature entière : « Persona significat id quod est perfectissimum in tota natura1 ». Seuls les êtres humains, les anges et Dieu peuvent être des personnes. Ce qui caractérise une personne, c’est donc deux facultés qui s’exercent ensemble harmonieusement, l’intelligence d’un côté, la volonté de l’autre. Toutes les deux, quand il s’agit de l’homme, le font dans leur union et leur dépendance vis-à-vis du corps humain.

Qu’est-ce qu’un individu ?
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Le nom individu est commun à la bête, à la plante, au microbe et à l’atome : à tout objet. L’individualité repose sur les exigences de la matière et de la sensibilité. L’individu subit les forces et les influences du monde. Il réagit plus qu’il n’agit. Il imite plus qu’il n’initie. L’individu humain s’il ne reste qu’un individu se transforme en mouton de Panurge. L’individu n’est qu’un membre d’une espèce au même titre que les autres membres de cette espèce.

Voyons ce que dit Jacques Maritain p.29 :

« De sorte qu’en tant qu’individus, nous ne sommes qu’un fragment de matière, une partie de cet univers, distincte sans doute, mais une partie, un point de cet immense réseau de forces et d’influences, physiques et cosmiques, végétatives et animales, ethniques, ataviques, héréditaires, économiques et historiques, dont nous subissons les lois. »

L’individu qui reste individu essaie tant bien que mal de se distinguer des autres individus, parce qu’il veut être reconnu comme différent des autres, se faire un nom. Il recherche telle ou telle originalité sans s’apercevoir qu’il est pris par des réseaux d’influences. Il cherche à affirmer sa différence alors même que par nature il est déjà unique et irremplaçable. Il veut se démarquer par ses goûts, ses désirs, ses plaisirs, oubliant qu’il est d’abord une intelligence capable de maîtriser sa sensibilité grâce à sa volonté. Il ne cherche plus à connaître qui il est, il cherche plutôt à trouver des stratégies pour satisfaires ses désirs. Au lieu d’utiliser l’intelligence pour s’interroger sur sa nature, il utilise son intelligence pour lui donner la meilleure stratégie pour accomplir ses désirs. Au lieu d’interroger la pertinence de ses désirs par rapport à ce qu’il est, il préfère croire qu’il peut construire son être par la satisfaction de ses désirs. Il devient l’entrepreneur de lui-même, l’ingénieur de lui-même.

Au lieu de reconnaître que sa personnalité, sa vie propre, lui a été donnée et qu’il doit apprendre à la découvrir et à la respecter, il veut la déterminer par son propre choix. Il veut pouvoir tout choisir, même ce qui finalement le conduira à s’aliéner lui-même. Il a tellement peur de ressembler aux autres, qu’en courant après l’originalité, il s’en éloigne de plus en plus. Il pense à l’élaboration de ses projets, à la meilleure stratégie, la meilleure tactique, pour atteindre la satisfaction de ses désirs. Il oublie d’interroger ses désirs, leur origine, leur pertinence. Il oublie la contemplation. Il est dans l’agitation plutôt que dans la contemplation.

Qu’est-ce que l’individualisme ?
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C’est confondre l’individualité et la personnalité. C’est chercher à satisfaire ses désirs et ses envies au gré où ils se présentent sans développer la force de les trier en fonction de ce qui compte réellement pour le développement de notre personne. C’est réagir d’abord émotionnellement plutôt qu’utiliser notre raison et notre intelligence.

Très vite aussi les autres ne sont plus d’autres personnes, mais des moyens pour satisfaire nos désirs. L’individualiste, c’est celui qui voit l’autre comme un objet de satisfaction ou comme un obstacle à la satisfaction. À la rigueur, l’autre a le droit d’être intéressant puisque l’individualiste se soucie d’abord de son intérêt. Cependant, gare à lui s’il est inintéressant. Cet autre doit être donc soit dominé, soit écarté, soit encore intéressant. Bref, il est utile ou inutile, mais il n’existe jamais pour lui-même. Il n’y a pas de réelle rencontre. Car, pour qu’il y ait rencontre, il faut qu’il y ait écoute, observation, contemplation, acceptation d’un don reçu plutôt que recherche d’une fabrication, d’une domination.

L’individualiste, paradoxalement, entretient le côté le plus bas de son mimétisme au nom de prétendus goûts personnels, et, souvent sans s’en rendre compte, devient un simple pion dans la masse de ceux qui subissent la fabrique du consentement via les divertissements. Vouloir développer notre individualité, c’est laisser grandir nos vices même si nous pouvons le faire sans forcément en prendre au départ conscience. C’est triste car avec plus de contemplation, avec plus d’acceptation des dons reçus, nous pourrions développer nos vertus. Nous pourrions apprendre à accueillir les autres comme nous pourrions apprendre à nous accueillir nous-mêmes.

La personne peut se développer, s’épanouir, ou au contraire s’éloigner de ce qu’elle est. Cependant pour qu’elle s’épanouisse, il lui faut recevoir ce qu’elle est. Il lui faut apprendre peu à peu à se découvrir. L’individu rêve de s’inventer alors que la seule chose qu’une personne puisse faire, c’est se découvrir peu à peu. Une personne véritable est ouverte à la vérité de ce qu’elle est, l’individu au contraire veut construire sa propre narration.

Développement de la personnalité et développement des vertus
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Trop souvent aujourd’hui notre société nous incite au culte de la performance où nous devrions devenir les entrepreneurs de nous-mêmes. Nous devrions alors tous devenir notre propre auto-entrepreneur. C’est oublier que pour épanouir notre personne, il faut déjà accepter de recevoir sa nature, et que de cette nature nous n’en sommes pas les créateurs. Nous en sommes les bénéficiaires, les dépositaires, les héritiers. Cependant, ce dépôt reçu, cet héritage, ne peut fructifier que si nous le respectons d’abord pour ce qu’il est. Or pour le respecter, pour le voir s’épanouir, il faut d’abord le protéger. C’est justement là le rôle initial des vertus, ces forces morales qui apprivoisent le dépôt vivant reçu pour lui permettre de s’épanouir. Une vertu n’est pas une fabrication de soi, mais un lent apprivoisement persévérant d’une nature reçue.

Pour réussir à développer sa personnalité, il faut donc développer ses vertus. La tradition antique et la tradition chrétienne reconnaissent toutes les deux quatre vertus principales que l’on désigne par l’expression de vertus cardinales. Grâce au philosophe Josef Pieper, nous pouvons les classer ainsi :

  1. La prudence
  2. La justice
  3. Le courage
  4. La tempérance

Voilà ce que dit précisément Josef Pieper p. 19 de son livre Petite anthologie des vertus du cœur humain :

« La vertu est donc, au sens général, l’élévation naturelle de la personne humaine ; elle est comme le dit saint Thomas, l’ultimum potentiae, la réalisation ultime du potentiel humain ; elle est l’aboutissement de tout ce que peut un être humain — dans le domaine naturel aussi bien que dans le domaine surnaturel. L’homme vertueux « est tel » que ses inclinations les plus profondes l’incitent spontanément à accomplir le bien par ses faits et gestes. »

À la découverte de la profondeur de la notion de personne
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Avant de nous intéresser à certaines vertus essentielles pour développer notre personnalité, il est bon d’abord de découvrir la complexité de notre identité personnelle. C’est ce que nous allons voir maintenant. Ensuite, nous clarifierons le concept de personne pour mieux prendre conscience de la profondeur de ce qu’il désigne. Cette découverte prendra du temps car l’histoire de ce concept est beaucoup plus riche que ce que l’on pense habituellement.


  1. Thomas d’Aquin, Somme Théologique, I, 29, 3. ↩︎

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