Introduction #
Les mots prosôpon et persona vont longtemps garder leur sens de personnage du récit biblique. Cela va inciter les théologiens chrétiens réfléchissant sur la trinité à se méfier dans un premier temps du terme de personne. Ils craignaient de retomber dans l’interprétation sabellienne, l’une des formes du modalisme. Sabellius était un théologien et un prêtre chrétien d’origine libyenne, installé à Rome au IIIe siècle. Il professe un unitarisme que la tradition a souvent appelé modalisme ou sabellianisme. Pour lui, il y a un Dieu unique et le Fils et le Saint Esprit ne sont que des modes de communication de ce Dieu unique. Pour le dire autrement, Dieu n’est trois personnes que pour nous, mais pas en lui-même. Cette thèse évidemment s’oppose à la thèse trinitaire d’un Dieu unique en trois personnes.
Pour éviter le sabellianisme (ou modalisme), le terme hypostase va être introduit par les grecs dès le IIIème siècle pour signifier qu’il y a bien distinction réelle entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ce ne sont pas de simples apparences.
Les origines du mot hypostase #
Au départ le mot grec hypostasis a signifié :
- Le sédiment, c’est-à-dire le résidu d’une précipitation ;
- Puis le fondement ;
- L’appui ;
- La base.
Apport des stoïciens #
Ce sont les philosophes stoïciens, Chrysippe de Soles (né en -280 à Soles en Silicie, région qui correspond à peu près à la province turque actuelle d’Adana sur les bords de la Méditerranée, et mort en 206) et Posidonios d’Apamée (né en -135 à Apamée nord de la Syrie actuelle, et mort en -51 à Rome) qui vont faire entrer le terme d’hypostasis dans le vocabulaire philosophique. Il n’existait pas auparavant chez Platon ou Aristote. Le sens de ce terme chez les stoïciens peut alors varier :
- Soit il désigne le substrat (ousia ou hypokeimenon) ; ousia est souvent traduit par essence ou substance, et hypokeimenon, qui signifie qui a la fonction de support (substrat) est souvent traduit par substance ou sujet.
- Soit il désigne l’essence singulière. C’est d’ailleurs presque un oxymore.
L’hypostase s’oppose alors à la simple apparition, ce mot désignant ce qui porte les propriétés caractéristiques de la chose désignée, c’est-à-dire l’être concret existant. Ce terme d’hypostase peut alors recevoir un sens passif ou un sens actif :
- Un sens passif : ce qui « se tient sous » qui est très proche de la notion de sujet ou de substance;
- Un sens actif : l’acte concret de subsister qui amène une réalité à l’existence.
Apport de Plotin #
C’est Plotin (figure principale du néo-platonisme, né grec en 205, et qui s’installe à Rome en 246 pour y mourir en 270) qui a donné toute sa dignité au concept d’hypostase en philosophie. Cependant il conçoit encore l’individuel comme accidentel, alors que le christianisme va envisager une autre compréhension de l’individuel en nommant hypostase la singularité humaine.
Dans la conception grecque, l’essence commune à tous les représentants d’une même espèce était particularisée dans les choses individuelles par la matière : il n’existait pas pour eux d’individualité pensée indépendamment de la particularisation de la matière. C’est justement ce type de particularisation qui va être remis en question par le christianisme et sa réflexion sur ce terme d’hypostase.
Apport du christianisme #
L’individualité d’une personne humaine dépasse alors la particularisation produite par la matière. Ou pour le dire autrement, à l’occasion de la réflexion sur la notion d’hypostase, le christianisme fait peu à peu prendre conscience qu’une personne humaine est individuelle dans un sens totalement différent de la notion d’individualité qui concerne les autres objets du monde, particulièrement les objets fabriqués du monde.
À partir du IVème siècle hypostase finira par avoir le sens d’accomplissement et sera alors traduit en latin par le mot subsistentia. L’hypostase n’est donc pas le simple hypokeimenon, c’est-à-dire la forme toujours présente d’un être, mais ce terme désigne l’accomplissement de cet être, la réalisation d’une essence.
Rappel : position d’Aristote concernant la substance première et la substance seconde #
Le problème est complexe car on a souvent confondu ousia et hypostasis. Aristote distinguait l’ousia première, c’est-à-dire l’être individuel existant comme Socrate, et l’ousia seconde par exemple la nature humaine de cet être existant. Hypostasis désignera quelque chose de proche de la notion d’ousia première chez Aristote mais en désignant en plus l’acte concret de subsister.
L’apport d’Origène #
C’est Origène, le père de l’exégèse biblique, théologien de la période patristique, né à Alexandrie (Égypte) en 185 et mort à Tyr (Sud-Liban) en 253, qui va utiliser le premier le terme d’hypostase pour désigner les Personnes de la Trinité (dans son livre Contre Celse, VIII, 12). Il s’en sert essentiellement contre le sabellianisme.
Évolution du sens d’hypostase dans la polémique avec le sabellianisme #
Par la suite, le mot grec hypostasis sert dans la polémique contre le sabellianisme où le mot grec prosôpon semblait trop faible pour jouer contre une conception du Fils et du Saint-Esprit comme mode du Père. Le mot prosôpon en revanche sera utilisé dans la polémique contre l’arianisme (Arius né dans les années 250 en Cyrénaïque (Libye actuelle) et mort en 336 à Constantinople (Istanbul en Turquie actuelle)) qui faisait du Christ une sorte de dieu créé par le Père, créé à un moment donné par le Père. Donc petit à petit, il s’agira de trouver une sorte de juste milieu entre l’hérésie arienne du trithéisme et l’hérésie sabellienne d’une distinction apparente entre le Père, le Fils et le Saint Esprit.
On pourrait donc dire que, petit à petit, à partir d’Origène, le mot hypostasis sert de concept intermédiaire entre ousia et prosôpon, même si peu à peu, prosôpon va voir son sens évoluer sous l’influence d’hypostasis.
L’apport de saint Basile de Césarée (Basile Le Grand) #
Présentation de l’apport #
Ce sont les Pères cappadociens (Cappadoce = région au centre de la Turquie actuelle), Grégoire l’Ancien (276-374), Basile de Césarée (329-379), Grégoire de Nazianze (fils de Grégoire l’Ancien, 329-390), Grégoire de Nysse (335-395), qui vont les premiers séparer définitivement au IVème siècle ousia et hypostasis.
C’est Basile de Césarée, appelé également Basile le Grand (il reçut ce surnom de son vivant), né en 329 et mort, selon la tradition, le 1er janvier 379 à Césarée de Cappadoce (aujourd’hui Kayseri au centre de la Turquie), qui va formuler la foi trinitaire en comprenant les hypostases comme les différentes manières dont l’ousia advient à savoir la paternité, la filiation et le salut.
Ce sont eux qui vont rapprocher hypostasis et prosôpon, en écartant du sens de prosôpon l’idée de simple personnage. Il faut donc retenir que le grec prosôpon va voir son sens évolué sous l’influence du grec hypostasis. Cela aura une incidence sur notre concept de personne.
Pour saint Basile, l’ousia va caractériser ce qui est commun aux trois personnes de la trinité alors qu’hypostase va désigner une propriété individuelle qui différencie chacune des personnes :
« Donc puisque notre discussion a considéré d’un côté quelque chose de commun dans la Sainte Trinité, de l’autre, quelque chose de particulier, la raison de communauté se réfère à la substance (ousia), et l’hypostase est le signe propre de chaque particularité. » (Saint Basile, lettre 38)
Saint Basile sépare donc l’essence/substance (ousia) de l’hypostase en marquant que l’hypostase est l’individu déterminé qui possède l’ousia, mais qui se distingue d’elle comme le propre au commun : elle est ce qui restreint et circonscrit le commun. Le mot hypostase désigne alors des marques distinctives qui sont inconciliables et incommunicables. Par incommunicable, il faut entendre ce qui ne peut pas être communiqué car ne peut se transmettre dans un nom commun. Commun s’entend dans Communiquer.
Texte de Basile de Césarée #
Laissons parler Basile de Césarée lui-même, nous verrons qu’il préfère le terme d’hypostasis au terme de prosôpon :
« La substance et l’hypostase ont entre elles la même différence qu’il y a entre le commun et le particulier, comme, par exemple, celle qu’il y a entre l’animal en général et tel homme déterminé. C’est pourquoi nous reconnaissons une seule substance (ousia) dans la divinité, de telle sorte qu’on ne peut donner de l’être des définitions différentes ; l’hypostase au contraire est particulière, nous le reconnaissons, pour qu’il y ait en nous sur le Père, le Fils, et le Saint-Esprit, une idée distincte et claire. En effet, si nous ne considérons pas les caractères qui ont été définis pour chacun, comme la paternité, la filiation et la sanctification, et si nous ne confessons Dieu que d’après l’idée commune de l’être, il nous est impossible de rendre sainement raison de notre foi : ce qui est commun, c’est la divinité ; ce qui est particulier, c’est la paternité ; il faut réunir ces notions et dire : je crois en Dieu le Père. Dans la confession du Fils, il faut faire la même chose, unir ce qui est particulier à ce qui est commun, et dire, je crois en Dieu le Fils. De même encore pour l’Esprit saint, il faut conformer ses paroles à la suite logique des idées qu’on exprime, et dire : je crois aussi au divin Esprit saint. Ainsi l’unité sera complètement sauvegardée dans la confession de l’unique divinité, et ce qui est particulier aux personnes sera confessé dans la distinction des propriétés particulières que la pensée attribue à chacune. Ceux qui disent que substance (ousia) et hypostase sont une même chose sont obligés de confesser seulement des personnes (prosopa) différentes, et, tandis qu’ils évitent de parler de trois hypostases, ils se révèlent incapables d’échapper au mal de Sabellios. Celui-ci même, bien qu’il confonde souvent les notions, essaye de distinguer les personnes, en disant que la même hypostase revêt chaque fois une personne différente suivant le besoin qui se présente. » (Basile de Césarée, Lettre 236,6)
Synthèse à retenir #
Dans ce texte, on s’aperçoit bien que saint Basile réfléchit au vocabulaire qu’il doit utiliser à partir des données de la Révélation. Il faut donc retenir qu’il y a un véritable enrichissement conceptuel qui se fait en philosophie à partir d’une réflexion qui se fait à partir de la Révélation Chrétienne. La foi vient alors féconder l’intelligence et non pas s’opposer à l’intelligence.
L’apport de Grégoire de Nysse #
Présentation de cet apport #
Grégoire de Nysse reprend le vocabulaire de saint Basile mais en rapprochant prosôpon d’hypostasis, bien qu’il reste une légère nuance entre les 2 concepts. Il introduit dans le concept de personne (prosôpon) l’idée d’indépendance, de liberté et de spontanéité qui fait que la personne n’est plus une simple limitation de l’essence, une simple particularisation de l’essence par la matière mais qu’elle peut posséder une véritable perfection individuelle. Il le dit d’abord pour chaque personne divine, mais c’est également vrai pour les personnes humaines malgré leurs imperfections.
La perfection de l’homme est alors pensée chez lui dans le déploiement temporel où chaque personne humaine peut progresser vers toujours plus d’accomplissement du bien, cet accomplissement n’a pas de limite, il peut toujours continuer à se faire car la personne n’a jamais fini de réaliser encore plus le bien.
Deux sortes de désir d’infini #
En réfléchissant à ce que nous dit Grégoire de Nysse, nous pouvons alors distinguer deux sortes de désir d’infini très différents. Le désir d’être toujours plus que ce que l’on est dans une sorte de rejet de la nature voulue par Dieu, et le désir d’être toujours plus tourné vers le bien. Le premier désir s’oppose à Dieu, le second accepte et recherche la volonté de Dieu. Il y a donc deux échelles qui permettent à ces désirs de s’accroître, l’échelle de « Littlefinger » ! Et celle du Bien !
Impact de sa réflexion sur prosôpon #
Chez Grégoire de Nysse la réflexion sur le terme d’hypostase va être transposée sur le terme de prosôpon, ou pour le dire autrement le mot hypostasis va colorer et transformer les significations du mot prosôpon, qui, une fois enrichi, possède alors les significations suivantes :
- D’abord la signification de personnage d’un dialogue, signification que nous connaissions déjà,
- Puis celle de sujet agissant et libre,
- Et par suite logique apparaît la signification de sujet qui devient responsable de ses actions.
Prosôpon devient donc chez lui synonyme d’hypostasis quand il s’agit de penser ce qui dépasse l’intelligence humaine dans l’essence divine. Comme la nature même de Dieu dépasse ce que notre intelligence humaine peut comprendre, il ne nous est possible d’entrevoir ce qu’il est que par ses manifestations, ses prosopa. Ce qui caractérise alors la personne divine chez lui, c’est qu’il est impossible de séparer l’être de sa manifestation, et c’est pourquoi la substance seule (l’être, l’ousia) ne permet pas d’exprimer ce qu’est la personne divine, il faut faire appel à un nouveau concept, justement celui de personne, prosôpon synonyme ici d’hypostasis.
Grégoire de Nysse va transposer ce qu’il découvre de Dieu à la personne humaine. Ainsi la distinction entre ousia et l’hypostase se retrouve dans l’homme comme hypostase créée. L’ousia désigne la nature humaine, tandis que l’hypostase désigne cet homme-là. De même, l’homme étant à l’image de Dieu, il y a en lui comme en Dieu un mystère. La personne humaine reste incompréhensible comme Dieu lui-même le reste :
« Étant inconnaissable, notre esprit porte l’empreinte de la nature insaisissable. » Grégoire de Nysse, La création de l’homme, DDB, p. 67.
Le commentaire d’Emmanuel Housset #
Emmanuel Housset commentant Grégoire de Nysse ajoute :
« Le Christ comme personne est le fils de Dieu qui manifeste dans la nature humaine sa nature divine. Il est donc une hypostase unique ou une personne unique dans laquelle l’humanité s’unit au Verbe. Cela n’ajoute rien à la Trinité, mais à partir de la Personne du Christ il est possible de comprendre la personne humaine comme un sujet qui se manifeste lui-même par ses opérations, comme un être distinct de tous les autres êtres de même nature. Dès lors, l’unité de personne en l’homme, comme union de l’homme avec Dieu, est une œuvre trinitaire, est l’œuvre conjointe du Père, du Fils et de l’Esprit par laquelle les hommes peuvent être un comme les Personnes divines sont une : la personne humaine tient son unité de sa communion à l’unité de l’essence divine. En cela, chaque personne humaine, qui manifeste son amour du bien, est un visage de Dieu, que personne n’avait encore jamais vu. » Emmanuel Housset, La vocation de la personne, PUF p. 56.
Synthèse des différents apports #
C’est donc à partir des réflexions sur les personnes divines et plus particulièrement sur la personne du Christ que les chrétiens prennent peu à peu conscience de l’importance de la personne humaine. Chaque personne humaine est une promesse divine. Chaque personne humaine peut devenir, comme le dit Emmanuel Housset ici, un visage de Dieu.
En tant qu’éducateur, je corrigerais peut-être un peu ce que dit ici Emmanuel Housset, en disant que toute personne humaine dès l’instant de sa conception est déjà un visage de Dieu. Même si le péché peut, petit à petit, masquer ce visage de Dieu en partie, au fond il reste toujours présent. C’est pourquoi la manière de regarder le visage de l’autre est si importante. Soit on regarde l’autre comme un visage de Dieu déjà donné, soit on regarde l’autre comme un visage de Dieu possible. Certes dans la deuxième manière de faire, il y a bien une sorte d’encouragement, mais c’est un encouragement sous condition, sous condition du développement des vertus. Dans la première manière de faire, c’est beaucoup plus fort, on porte sur l’autre un regard plein d’espérance, espérance qui peut transformer radicalement la manière dont cette personne qui reçoit notre regard se voit elle-même.
Ouverture : Monseigneur Brincard, André Charlier et Emmanuel Lévinas #
À ce sujet, une parole de l’ancien Évêque du Puy-en-Velay, monseigneur Henri Brincard, me revient en mémoire. Je lui dois beaucoup et c’est pour moi l’occasion de lui rendre hommage et de vous faire connaître un grand homme d’Église et un grand intellectuel. Il avait gardé en mémoire un grand éducateur qu’il avait rencontré, il s’agit d’André Charlier, l’ancien directeur de l’École des Roches de Maslacq de 1940 à 1950 (près d’Orthez entre Pau et Bayonne), école qui sera par la suite transférée à Clères (en Seine-Maritime, au nord de Rouen en allant vers Dieppe) où il restera directeur jusqu’à sa retraite en 1962.
Voilà, de mémoire, ce que Monseigneur Brincard disait d’André Charlier :
« Il espérait encore en moi alors que j’avais désespéré de moi-même ».
Monseigneur Brincard disait cette phrase en parlant de lui-même.
Cependant, à l’occasion des réflexions de Grégoire de Nysse sur la Personne du Christ, réflexions reprises par Emmanuel Housset, il me semblait bon de mettre en résonance cette découverte de la personne humaine comme visage de Dieu, visage unique de Dieu que nous ne verrons plus jamais après la disparition de cette personne humaine, avec la manière dont André Charlier regardait les jeunes qui lui étaient confiés.
Je n’ai pas eu la chance de rencontrer André Charlier, mais j’ai eu la chance de rencontrer Monseigneur Brincard qui lui-même semblait avoir été touché et marqué par cette manière de regarder les jeunes, par ce regard d’espérance. Et cette rencontre indirecte m’a suffisamment bouleversé, pour que je me dise à moi-même que malgré mes défauts, aussi petit que je sois : « il vaut la peine d’essayer de regarder chaque jeune qui m’est confié comme un visage de Dieu ».
Je crois qu’on touche là une manière de faire proprement chrétienne qui vient, il me semble, en ligne directe du Christ, qui nous regarde chacun ainsi : non seulement comme sa créature qu’il a voulu de toute éternité mais aussi comme un véritable enfant adoptif du Père, sur le visage duquel rayonne l’amour même du Père, l’image même du Père.
Par ailleurs, il me semble utile de vous faire connaître quelques textes d’Emmanuel Lévinas sur le visage pour que vous puissiez mieux comprendre pourquoi Emmanuel Housset relit les textes des Pères de l’Église de cette manière. Je vous ferai parvenir ces textes dans les jours à venir.
Pour en revenir au mot hypostase, on constate qu’il en est venu à signifier une façon propre et incommunicable de subsister dans une nature. C’est évidemment très proche de ce que nous pouvons découvrir dans les textes de Lévinas.
Traduction latine du mot hypostase #
Les penseurs latins avaient l’habitude de traduire ousia à la fois par essentia et substantia et quand il était nécessaire de rendre en latin le terme hypostasis, son étymologie conduisit à le traduire par substantia. Ainsi, le latin ne possédait pas vraiment au départ la possibilité de rendre la distinction entre ousia et hypostasis. C’est pourquoi les théologiens latins vont rendre hypostasis par persona pour éviter de dire trois substantia en Dieu. Les latins n’ayant pas d’équivalent pour hypostasis, l’utilisation du terme persona s’imposa de lui-même. Ce fut saint Augustin qui consacra, dans son livre La Trinité, la traduction de la formule grecque « une essence, trois hypostases » en la formule latine « une essence, trois personnes ».
Il y a eu beaucoup de malentendus en latin en raison des problèmes de traduction de ousia et d’hypostasis. Ils furent dissipés quand hypostasis fut traduit par subsistentia et non plus par substantia. Cela prendra du temps pour que la notion de personne soit distinguée de la notion de substance pour en venir à désigner le sujet agissant qui communique. Il deviendra possible alors de penser une individualité propre, un style propre que l’on retrouve dans les ouvrages, qui fonde un tout autre type de permanence que le simple fait de demeurer le même animal rationnel, c’est-à-dire de particulariser une essence par la matière.
Emmanuel Housset ajoute p.58 de La vocation de la personne :
« On peut donc dire que la tension entre hypostase et persona, loin d’être une querelle de mots, est en fait la source spéculative de toute réflexion sur la personne, y compris sur la personne humaine si on ne veut pas en faire un simple étant subsistant doué de raison. »
Il ajoute un peu plus loin :
« Ni l’homme ni Dieu ne sont de simples choses, et c’est pourquoi les catégories propres aux choses ne leur conviennent pas. »
La notion de personne n’est ni grecque ni latine #
Les orientaux (les penseurs de langue grecque) n’aborderons pas le problème concernant la Trinité de la même manière que les occidentaux (les penseurs de langue latine). Les orientaux partiront plutôt de la distinction entre les hypostases pour se poser la question de leur unité tandis que les occidentaux partiront plutôt de l’unité divine pour aller vers la distinction des personnes.
Dans le mouvement qui va de l’unité vers la distinction des personnes, les occidentaux auront souvent la tentation de voir les personnes divines comme des accidents de l’essence divine. Il leur faudra du temps pour intégrer la nouveauté de la Révélation, et il y aura toujours cette tendance qui aura du mal à considérer quelque chose d’essentiel, mais d’un autre type d’essentialité que celle de l’essence commune, dans l’individualité propre de chaque personne. Il n’est pas simple pour l’homme, étant donné le mystère de Dieu, de réussir à trouver les mots justes pour dire ce mystère, pour réussir sinon à en faire le tour, puisque c’est impossible pour une intelligence finie comme la nôtre, mais au moins pour désigner le plus justement possible dans quelle direction il faut regarder pour ne pas manquer la spécificité divine.
Ce qui vaut pour les personnes divines, vaut évidemment aussi pour les personnes humaines. Il faudra du temps pour accepter l’étonnante singularité de chaque personne humaine qui loin d’être la simple particularisation d’une essence commune, c’est-à-dire d’une nature humaine qu’il est possible de définir comme animal doué de raison, est un style personnel propre, unique, irremplaçable, et incommunicable car totalement étranger à tout ce qui est commun à tous. C’est ce que peu à peu la notion de personne finira par désigner : cette étonnante singularité qui vient enrichir le commun de la nature humaine.
Ouverture vers l’identité d’exode #
Emmanuel Housset termine la fin de son chapitre sur l’hypostase, pp. 61-62, par l’évocation de ce qu’il développera en 2019 dans un autre livre, c’est-à-dire la notion d’identité d’exode.
« On ne peut voir la lumière en elle-même, mais il nous est donné la possibilité de rendre visible sur notre visage la lumière de l’être que l’on contemple en soi. Ainsi, l’homme, qui n’est pas d’essence divine, s’accomplit comme personne, c’est-à-dire comme image de Dieu, quand l’éclat de son visage porte son identité d’exode : donner à voir la face de Dieu. Tant que l’homme cherche son identité substantielle, il n’est pas le gardien de lui-même, et il néglige son bien propre, ce qui le constitue en propre, parce qu’il cherche une permanence à travers ce qui change, et donc manque ce qui en lui vraiment ne passe pas. Le substrat de tous nos changements demeure relatif à ce qui est instable et éphémère, or “rien de ce qui passe n’est nôtre” (Grégoire de Nysse, Le Cantique des cantiques, p. 71). Ainsi, la personne n’est pas comme l’individu une catégorie de l’entendement qui permet de diviser et de nombrer le monde et, en Dieu comme entre les hommes, son rôle n’est pas d’introduire une différence numérique. Le sens d’être de la personne est toujours de dire l’être et c’est cette identité d’exode qui s’est laissée entrevoir à la faveur de l’écart entre le latin et le grec. La question initiale était : Combien avez-vous acheté ces esclaves ? Pour trouver le prix de ces esclaves il faut entrer en soi, dans l’homme intérieur, pour comprendre qu’ils sont le visage même du Christ et qu’à travers leur visage, comme visage du pauvre, le visage du Christ, son prosôpon, se donne à voir. Parce que dans l’Incarnation Dieu et la créature font une seule Personne, l’homme dans sa vie peut comme personne être également le médiateur entre Dieu et le monde, entre Dieu et les autres hommes. Mais, le Christ, en rendant possible cette tâche d’assimilation de la nature par la grâce, qui fait de nous des personnes, ne nous donne pas seulement de pouvoir vivre, il nous donne aussi de pouvoir mourir, c’est-à-dire ici de pouvoir gagner sa vie en donnant sa vie. Le Christ est la vie, parce qu’il nous apprend à nous arracher à ce qui nous est étranger, y compris notre identité substantielle, et nous invite à offrir notre vie aux autres hommes. Dès lors, la personne humaine est bien image de la Trinité divine comme esprit, verbe, et charité, et son identité est aussi l’unité d’une opération commune. Qui est la personne ? Les discussions trinitaires des Pères montrent que la Personne est l’être qui librement témoigne de ce qu’il est, qui librement révèle et se donne tout entier dans chaque forme de sa manifestation. La personne humaine, finie, est images des personnes trinitaires dans ce don libre de soi par lequel elle dit la vérité qui l’éclaire. L’être personnel relève donc bien de la liberté et non de l’essence, et c’est pourquoi la personne est dès ces discussions théologiques un concept désignant une réalité et non un simple terme pour établir des distinctions formelles entre des réalités. »
Il me semble que, si nous voulons être fidèle au Christ, et au don total de sa vie qu’il a fait sur la Croix afin de nous racheter, et ainsi nous permettre d’oser notre propre transformation en accomplissant notre vocation de personne, loin de venir conseiller les autres pour qu’ils deviennent ce que nous imaginons qu’ils devraient devenir, nous avons plutôt à nous donner à eux personnellement, c’est-à-dire en assumant notre style personnel, style personnel qui s’incarne essentiellement dans la manière inimitable qui est la nôtre de prendre soin d’eux dans une juste distance.
En agissant de la sorte, nous ouvrons alors la possibilité qu’ils puissent peu à peu prendre conscience par ce don de nous-même totalement gratuit, mais aussi totalement personnel et personnalisé, que l’hypothèse du Christ, Roi de l’univers, est bien plus qu’une hypothèse. Peut-être que ce témoignage que nous ferons alors par ce don de nous-même dans la charité ne les touchera qu’après notre mort, mais ce risque est plus beau que de vouloir projeter sur eux nos propres attentes, aussi bien intentionnées soient elles.
Le don de soi en assumant son propre style personnel, Élisabeth Leseur (1866-1914), épouse de Félix Leseur, n’a cessé de le faire jusqu’à sa mort prématurée. Elle priait pour son époux mais ne pouvait pas savoir ce qu’il allait devenir après sa mort.
Je terminerai en vous encourageant à faire connaître autour de vous leur biographie écrite par Bernadette Chovelon aux éditions Artège et intitulée : Élisabeth et Félix Leseur, itinéraire spirituel d’un couple. Et pour susciter en vous le désir de le faire connaître, je vous lis un extrait de la quatrième de couverture :
Répondre par email« Élisabeth et Félix Leseur sont apparemment un couple comme les autres. Ils sont très unis dans le confort de leur vie de notables, leurs voyages, leurs sorties, leur entente intellectuelle, leur culture. Il s’aiment profondément, malgré ce qui les sépare : Élisabeth est très croyante alors que Félix, proche des hommes politiques des années anticléricales de la France, est athée et profondément hostile à toute forme de religion. Par leurs nombreux écrits rassemblés pour la première fois, Élisabeth et Félix témoignent du surprenant et intelligent parcours de leur couple dont l’amour a grandi malgré les divergences et les souffrances de chacun. Le respect des croyances de l’autre, leur tolérance et leur admiration mutuelle ont fini par les unir. Leur spécificité apparaît dès le jour de leur mariage. Élisabeth, dans le silence et le secret, prie et sème des graines pour le retour de la foi de son époux. Elle n’en récoltera pas les fruits puisqu’elle meurt prématurément d’une maladie incurable qui l’aura fait souffrir toute sa vie. Elle a souvent répété cette parole de l’évangile de saint Jean : “Si le grain ne meurt…” Ce n’est qu’après la mort de son épouse que Félix comprendra combien elle puisait son amour et sa force en Dieu. Après la lecture de ses cahiers, il changera radicalement de vie à la surprise de sa famille et de ses amis. Il se convertira et deviendra père dominicain et prêtre. »