Introduction #
La Bible dit en Genèse 1, 26 : « Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance ». Augustin dans son livre De Trinitate médite ce passage et va en déduire que l’homme est le seul à être l’image de la Sainte Trinité et donc en lui-même se réalise une trinité intérieure. Pour ceux qui voudraient avoir une vision claire du projet d’ Augustin dans le De Trinitate, il suffit de lire attentivement le chapitre III du livre XV du De Trinitate car Augustin y fait un résumé complet de tout ce qui précède.
Étienne Gilson dans son Introduction à l’étude de saint Augustin, plus précisément dans son chapitre IV intitulé L’image de Dieu résumera cette pensée ainsi :
« Prise en son sens propre, la dignité d’image n’appartient qu’à l’homme ; dans l’homme, elle n’appartient en propre qu’à son âme ; dans l’âme, elle n’appartient en propre qu’à la pensée — mens — qui en est la partie supérieure et la partie la plus proche de Dieu.
Augustin va utiliser plusieurs analogie pour réussir à nous rapprocher un peu plus de ce mystère de l’Imago Dei pensée comme Image de la Trinité. Selon Étienne Gilson, Augustin en retient particulièrement trois :
- Mens, notitia, amor, dans le De Trinitate IX. On peut la traduire par pensée, connaissance, amour ;
- Memoria sui, intelligentia, voluntas, dans le De Trinitate X. On peut la traduire par Mémoire de soi, intelligence, volonté ;
- Memoria Dei, intelligentia, amor, dans le De Trinitate XIV. On peut la traduire par Mémoire de Dieu, intelligence, amour.
Emmanuel Housset est plus précis et note que la première est modifiée par Augustin à la fin du De Trinitate IX. Il faudra donc rajouter cette modification dans la liste des trinités intérieures que nous étudierons. La modification est la suivante, mens, notitia, amor devient mens, verbum, amor. Nous aurons donc l’occasion d’y revenir.
Nous ne développerons pas forcément en détail les 4 analogies, mais nous pouvons approfondir certains thèmes grâce à elles. Je vous invite à lire attentivement ces chapitres du De Trinitate d’Augustin.
Ces 4 analogies ont de commun quelles ont toutes leur siège dans la mens, l’œil spirituel de l’âme, que les traducteurs traduisent parfois par les mot pensée, puissance intellectuelle, intelligence, raison. L’analogie qui se rapproche le plus de l’Imago Dei est la dernière, mais elle suppose les 3 premières pour pouvoir se réaliser. Étienne Gilson ajoute :
« Puisque l’homme a été créé ad imaginem, sa ressemblance divine est inscrite dans son être à titre de propriété inamissible1. Cette image de Dieu peut être déformée en nous par le péché et elle doit y être réformée par la grâce, mais elle ne saurait s’y perdre, car elle n’est pas nécessairement une participation actuelle de Dieu par l’âme, mais la possibilité toujours ouverte de cette participation. » Voir De Trinitate, XIV, 8.
Pensée, connaissance, amour #
La première analogie désigne la pensée, la connaissance que la pensée peut avoir d’elle-même, et l’amour que la pensée peut avoir pour elle-même et qui motive cette connaissance d’elle-même. Cette image est difficile à actualiser en nous tant notre propre pensée est un mystère pour nous-même. Disons qu’elle nous est potentiellement donnée sous le mode de l’interrogation. C’est la célèbre question Qui suis-je ?. Sur l’importance de la notion d’interrogation chez Augustin, nous avons le livre du philosophe français Jean-Louis Chrétien, Saint Augustin et les actes de parole, et plus particulièrement le premier chapitre qui porte sur le verbe Interroger.
Jean-Louis Chrétien sur les actes de parole #
Jean-Louis Chrétien ne médite pas particulièrement dans ce livre le De Trinitate, mais sa méditation qui porte plutôt sur l’ensemble de l’œuvre de saint Augustin peut nous aider à mieux comprendre l’importance de cette première manière d’envisager l’Imago Dei en l’homme. Nous sommes Imago Dei potentielle dans cette trinité que nous sommes vraiment, mens, notitia, amor :
- Imago Dei car ces trois puissances constitutives de l’âme, puissances trinitaires, sont à la fois bien distinctes et en même temps elles appartiennent bien à notre essence personnelle, qui est bel et bien une et une seule essence personnelle.
- Imago Dei potentielle, car nous n’arrivons pas actuellement à posséder clairement une connaissance pleine et entière (notitia) de notre pensée (mens), et ce même en étant pleinement motivé par le saint amour de soi (amor).
C’est pourquoi le véritable rapport à soi, le véritable amour de soi, ne peut se vivre en nous actuellement que sous le mode de l’interrogation. Jean-Louis Chrétien préfère utiliser le verbe interroger plutôt que le substantif interrogation pour bien marquer qu’il nous faut agir en interrogeant et en s’interrogeant pour se découvrir. En revanche, cette interrogation de soi n’est pas une simple introspection psychologique, où nous serions seuls avec nous-mêmes. Cette interrogation qui est la modalité propre de cette première Imago Dei toute potentielle, n’est possible que parce que la troisième analogie présentant cette Imago Dei est vivifiée (Memoria Dei, intelligentia, amor). Lisons ce que nous dit Jean-Louis Chrétien pp. 16-17 :
« “Alors, si tu veux t’assurer que tu as reçu l’Esprit, interroge ton cœur : si tu y trouves l’amour pour ton frère, soi en sûreté. Il ne peut y avoir d’amour sans l’Esprit de Dieu.”
Du s’interroger #
Il y va là de l’interrogation proprement cruciale, portant sur la vie et la mort, sur notre vie et notre mort, car il n’est pas d’autre signe de vie véritable que de laisser en soi l’amour se répandre, et pas d’autre signe de mort véritable que d’en interrompre la circulation ou de lui faire obstacle. Mais cette interrogation sur la présence de l’Esprit en nous ou à travers nous, comment peut-elle se faire sinon dans la lumière et par la lumière de l’Esprit lui-même ? Il ne s’agit pas d’une introspection toute psychologique, où nous en viendrions à nous juger nous-mêmes, et dont nous aurions seuls l’initiative. Cette interrogation en vient à recueillir en acte le témoignage de l’Esprit même, elle s’achève en une écoute. Commentant le psaume 64, Augustin présente en d’autres termes, en le rattachant au thème capital des deux cités, ce qui est au fond la même interrogation : “Deux amours créent ces deux cités : c’est l’amour de Dieu qui fait Jérusalem ; l’amour du monde, Babylone. Que chacun s’interroge, se demande ce qu’il aime, il saura de quelle cité il est (Interroget ergo se quisque quid amet, et inveniet unde sit civis). S’il se découvre citoyen de Babylone, qu’il arrache la cupidité et qu’il plante la charité. S’il découvre qu’il est habitant de Jérusalem, qu’il supporte sa captivité et qu’il espère la liberté.” »
Dans ce passage, Jean-Louis Chrétien nous permet de comprendre que cette première Imago Dei, ne peut être vécue que sous le mode du s’interroger et que ce mode du s’interroger aboutit finalement au mode de l’écouter. S’interroger sur soi revient finalement a écouter son cœur qui n’est peut-être finalement chez saint Augustin que la Memoria Dei. S’interroger pour apprendre à se découvrir, c’est finalement se mettre à écouter cette brise légère qui vivifie notre cœur, brise légère qui vient d’ailleurs, du Tout Autre. Il y a donc de l’altérité au fond même de notre être, et cette altérité loin de nous aliéner est justement celle qui nous permet de mieux découvrir notre identité personnelle.
De l’écouter #
Plus encore, cet « écouter » conduit nécessairement à la charité. Il ne s’agit donc pas de se replier en soi-même en fuyant le monde, car même celui qui sort du monde pour prier dans un monastère, prie pour les personnes du monde. Il est donc possible de distinguer deux amours du monde complètement différents. Un amour du monde fondé sur la cupidité, qui nous fait appartenir à la cité du diable, et un amour du monde fondé sur la charité qui nous fait appartenir à la cité de Dieu. En un sens, on pourrait reprocher à Hannah Arendt d’utiliser, dans son livre Condition de l’homme moderne, la notion « d’amour du monde » dans un sens très différent de celui qui est utilisé par Augustin dans La Cité de Dieu. Cependant, si nous nous concentrons sur le sens de ce que dit Hannah Arendt, on peut voir finalement que son approche valorise bien plus la charité que la cupidité.
Cet écouter qui nous conduit à la charité, nous permet de nous découvrir comme puissance de faire le bien. Et, là où nous sommes, dans la condition où nous sommes actuellement, nous pouvons toujours incarner dans le monde cette puissance de faire le bien. C’est sans doute là que réside notre identité la plus personnelle car c’est dans notre manière propre d’incarner cette puissance de faire le bien que nous révélons aux autres et à nous mêmes qui nous sommes vraiment. Notre manière propre d’incarner cette puissance de faire le bien, est en effet colorée de toutes les micro-décisions personnelles que nous pouvons prendre : il existe en effet une infinité de possibilités différentes de répondre aux besoins de ce monde.
Telle personne a-t-elle faim ? Il existe de nombreuses manières différentes de lui donner à manger et même si les besoins en nourriture peuvent être satisfaits selon une procédure scientifique commune, les petits plats de grand-mère viennent rendre notre monde éminemment plus habitables qu’une denrée industriellement fabriquée ! Car, il n’y a pas que « la chose qui est donnée » qui compte dans la charité, mais aussi et peut-être surtout la manière unique et irremplaçable dont cette chose nous est donnée par telle ou telle personne. C’est pourquoi la solidarité diffère de la charité. Une institution peut être solidaire sans être charitable, car elle peut organiser une distribution automatique du nécessaire sans jamais permettre une relation de personne à personne. La personne qui bénéficie de cet automatisation solidaire reçoit de quoi pourvoir à ses besoins, et c’est certainement mieux que de mourrir de faim, par exemple. Mais c’est tout autre chose d’être dans une relation de véritable charité où la personne qui reçoit est reconnue en tant que personne unique, merveille des merveilles, par la personne qui donne.
Les paliers d’interrogation #
Jean-Louis Chrétien continue sa méditation en mettant en évidence une progression dans notre manière de nous interroger. Il y a comme des paliers d’interrogation, exactement 3 paliers :
« Le commentaire du psaume 76 donne plus de précisions sur le caractère à la fois décisif et transitoire de l’interrogation de soi sur soi dans l’itinéraire spirituel. Augustin y distingue trois moments, ou trois modes, de parole. Cette parole est désignée par le verbe garrire. Le mot a en général une signification péjorative, celle de babiller, de bavarder, de se griser de mots, mais Augustin, qui l’emploie par exemple à propos de sa prière dans les Confessions, peut y voir aussi l’abondance d’une parole irrépressible, mue par la joie qui déborde, donc un sens positif. Il sera traduit ici par « discourir », Littré donnant comme un de ses sens: « tenir de longs propos ». La première parole évoquée dans ce sermon était proférée, extérieure, et une défaillance, un trouble lui ont succédé. Elle s’est dépassée vers une méditation silencieuse, où se déploie une parole intérieure, et qui forme le moment de l’interrogatio : « Il scrutait son esprit, il parlait avec son esprit même, et dans cet entretien il discourait. Il s’interrogeait lui-même, il s’examinait lui-même, en lui-même il était juge (…). Lui qui discourait au-dehors, voici qu’il commence, à l’intérieur, de discourir en sécurité, là où, seul, en silence, il médite les années éternelles (…). Mais ici il est à craindre qu’il ne demeure en son propre esprit, et qu’il ne franchisse pas. Cependant il agit déjà mieux qu’il n’agissait au-dehors. » Il dépasse enfin le moment de l’interrogatio sur soi pour en venir à s’oublier en Dieu, dans la joie que lui donnent les œuvres de Dieu. Et Augustin de résumer ce mouvement : « Voici qu’il y a un troisième discours. Il discourait au-dehors quand il a défailli. Il discourait à l’intérieur, en son propre esprit, quand il a progressé. Il a discouru dans les œuvres de Dieu, quand il est parvenu là où il progressait. »
Si nous résumons, voici ces 3 paliers d’interrogation :
- Il y a d’abord l’interrogation qui s’exprime à l’extérieur de soi. Cette première interrogation parlée est suivie d’un trouble intérieur dans l’analyse qu’en fait Augustin à l’occasion de sa méditation sur le psaume 76.
- Il y a ensuite un recueillement en soi-même sous la forme d’une méditation silencieuse. C’est donc une interrogation intérieure. Cela rejoint l’idée du dialogue intérieur de soi à soi mis en évidence par Socrate et que nous avons vu avec Hannah Arendt.
- Puis il y a une autre forme de dialogue intérieur qui au lieu d’être une simple méditation sur soi est une médiation sur les œuvres de Dieu. C’est le dialogue intérieur qui est une méditation sur le Tout Autre à l’origine des œuvres de la nature, interrogation qui se fait alors surtout écoute.
Ouverture au Tout Autre #
Jean-Louis Chrétien continue de méditer sur cette interrogation intérieure vers le Tout Autre :
L’interrogation de soi sur soi appelle son propre franchissement et son propre dépassement. La clarté vers laquelle elle chemine ne peut pas être seulement celle qu’elle se donne, celle qu’elle est susceptible de se donner à elle-même. Laissée à elle-même, l’interrogation découvre qu’elle ne peut, par principe, tout découvrir de moi, que je suis circonvenu par ma propre obscurité. « C’est au point que mon esprit, s’interrogeant sur ses propres forces, n’ose pas trop se faire confiance à lui-même : car ce qui réside en lui demeure le plus souvent caché, si l’expérience ne le lui révèle. » La réponse vient parfois d’ailleurs que du lieu où nous nous interrogeons. Ce peut être par une interrogation à nous adressée que nous nous découvrons en vérité. Telle est la dimension de la tentation conçue comme épreuve. A propos du sacrifice d’Abraham, saint Augustin écrit, dans la Cité de Dieu : « La plupart du temps, l’âme humaine ne peut arriver à se connaître elle-même, si ce n’est dans la réponse qu’elle fait à l’épreuve qui interroge ses forces non pas verbalement, mais expérimentalement (non verbo, sed experimento temptatione quodam modo interrogante). » Répondre à cette interrogation, ce n’est pas donner une réponse, c’est se donner soi-même en réponse, devenir soi-même. Jules Lequier méditera avec profondeur de telles dimensions : Le Livre de Dieu, mon fils, était une pierre qui portait gravés deux noms et une foule de noms en un seul nom écrit ainsi : TON NOM EST: / CE QUE TU AS ÉTÉ DANS L’ÉPREUVE. Et le mot de l’énigme était ce mot ÉPREUVE. J’ai tout dit. » Cette épreuve est celle où nous sommes requis à la tâche de devenir nous-mêmes. »
Synthèse de l’apport de Jean-Louis Chrétien #
Dans cette méditation de Jean-Louis Chrétien, nous découvrons qu’il n’est peut-être pas si simple d’initier par nous-mêmes la troisième manière de nous interroger. Il faut peut-être être bousculé par les épreuves que la Providence permet ou nous envoie. Sachant cependant que cette troisième interrogation est possible, nous pouvons peut-être anticiper et commencer à nous y exercer avant que des épreuves trop difficiles viennent nous y inciter. C’est une forme d’encouragement à laisser un peu plus de place à une vie contemplative dans notre existence.
Dans cette première analogie trinitaire que saint Augustin nous propose, mens, notitia, amor, nous voyons que nous pouvons peu à peu découvrir qui nous sommes en assumant l’art de nous interroger. Nous prenons aussi conscience, que notre propre initiative ne suffit sans doute pas : il nous faut sans doute traverser des épreuves pour réussir à progresser dans cet art. Nous avons là un aperçu de ce que peut représenter la notion d’identité d’exode. C’est dans les épreuves de l’exode, gardant espérance en la Sainte Providence, que nous apprenons peu à peu à répondre en nous présentant tels que nous sommes réellement.
Emmanuel Housset quand il présente l’identité d’exode nous rappelle en effet que notre identité personnelle est essentiellement une identité répondante. Il est bon de prendre conscience que la liberté de qualité, c’est-à-dire cette puissance qui nous est confiée de réaliser le bien, nous permet de répondre aux épreuves de la vie. La manière toute personnelle dont nous allons répondre aux épreuves de la vie va soit fortifier notre moi fondamental et développer en notre propre devenir le projet que Dieu a pour nous de toute éternité, soit au contraire forger un moi superficiel nouveau ou accentuer un moi superficiel ancien qui nous éloignent un peu plus encore de ce que nous sommes réellement.
Prendre conscience qu’à chaque petite épreuve de notre vie nous pouvons répondre par notre manière propre d’agir soit en devenant un peu plus un habitant de la cité de Dieu, soit en devenant un peu plus un habitant de la cité du diable, semble être crucial pour fortifier une réelle liberté de choix. Bien sûr, nous n’avons pas toujours l’énergie suffisante pour réussir à faire le bon choix, c’est là que notre cri de détresse vers Dieu est si important. Le psaume 76 nous le rappelle.
Enfin, la connaissance de soi, cette connaissance qui porte sur notre pensée par la puissance de l’amour, n’est pas seulement une obscurité qu’il nous faudrait peu à peu lever en traversant les épreuves par l’acte de s’interroger en écoutant, puis de choisir par notre manière de répondre. Elle possède aussi une réelle clarté qui nous est déjà donnée : nous nous connaissons toujours déjà comme certitude d’être un être en vie, d’être un vivant qui pense. René Descartes ne fera que reprendre ce qu’on trouve déjà chez saint Augustin. Voici ce que dit Emmanuel Housset :
« Cette connaissance de soi est immédiate et ne peut résulter de l’observation corporelle d’autres âmes : elle est reçue hors de toute comparaison et manifeste la certitude de la présence à soi, notamment la certitude de notre être en vie. »
Mens, verbum, amor : Pensée, verbe intérieur ou verbe du cœur, amour #
Notion de verbe intérieur #
La première trinité était plutôt potentielle, comme nous l’avons dit. Elle était plutôt à penser sous le mode du s’interroger que sous le mode d’une connaissance réalisée (notitia développée). Emmanuel Housset, dans les pages distribuées, ajoute, précisément p. 86 :
« Pour préciser la nature de la présence à soi, saint Augustin développe l’idée d’un verbe intérieur qui est à la fois une connaissance des vérités éternelles et un amour : être soi c’est dire la vérité immuable dans son cœur, et c’est donc quand la notitia devient verbum que l’âme trouve vraiment son unité. »
Il nous donne ensuite les caractéristiques de ce verbe intérieur, que nous pouvons reprendre sous forme d’une liste d’items :
- Il n’est d’aucune langue ;
- Il est antérieur à tous les signes ;
- Il est l’acte de dire la vérité immuable en soi, dans son cœur, d’où l’expression qu’on trouve aussi de verbe du cœur ;
- Il précède donc l’expression dans des signes extérieurs appartenant à une langue particulière.
- Ce n’est donc pas une représentation silencieuse des mots dans l’esprit ;
- C’est une connaissance des raisons éternelles des choses qui est aussi une adhésion intérieure à cette vérité, un amour de cette vérité.
- Cet amour n’est pas la conséquence de la connaissance mais plutôt ce qui engendre la connaissance.
Il ajoute toujours p. 86 :
« En effet, le verbe du cœur est la disposition fondamentale, la Grundstimmung2, avec laquelle nous nous ouvrons au monde et aux êtres : “Ce verbe, dont nous cherchons maintenant à discerner, à suggérer la nature, est donc la connaissance unie à l’amour”.3 En effet, pour chercher à se connaître, l’âme doit déjà s’aimer et cette connaissance ne fait que renforcer cet amour. Cet amour qui engendre la connaissance n’est pas simplement initial, mais il est originaire, puisqu’il ouvre la personne humaine à sa vie libre : “ On ne fait rien volontairement qu’on ne l’ait dit d’abord dans son cœur.” »
Le sain amour de soi #
On voit alors combien le sain amour de soi est si fondamental pour notre identité personnelle. Il ne peut pas y avoir de connaissance de soi sans ce sain amour de soi, amour de soi très différent de l’orgueil et qui se rapproche beaucoup plus de cette vertu de douceur pour soi-même dont parlait tant saint François de Sales reprenant saint Paul dans son Introduction à la vie dévote. On comprend peut-être mieux aussi pourquoi les actes de charité que nous recevons pour notre propre personne, ces actes de bienveillance gratuite inconditionnelle sont si importants pour fortifier en nous notre sain amour de soi. Comment ne pas comprendre alors combien la charité incarnée au sein de nos familles est si essentielle pour la fortification de notre identité personnelle ?
Nous comprenons aussi pourquoi Jésus est si dur avec celui qui vient par ses actes scandaliser un enfant. Il vient par ses actes criminels blesser l’amour de soi de l’enfant qui risque alors d’avoir beaucoup de mal à retrouver une connaissance de son identité personnelle. Il faudra sans doute beaucoup d’actes de charité reçus, soit d’autres personnes humaines, soit directement des personnes divines, pour que la blessure béante créée par ce scandale puisse cicatriser. À l’occasion de ces remarques, une idée apparaît : il est fort possible que nous ayons sous-estimer l’importance des rituels de repentance pour faciliter cette cicatrisation.
L’idolâtrie des biens inférieurs #
Emmanuel Housset ajoute pp. 86-87 :
« Cela dit, en nous, cette unité de l’esprit et du verbe intérieur n’est pas toujours parfaite et se trouve souvent brisée par l’idolâtrie des biens inférieurs. »
Comment ne pas voir ici l’importance de la vertu de tempérance pour réussir à maîtriser nos désirs désordonnés ?
Au sujet de l’amour #
Terminons cette partie par le beau texte d’Emmanuel Housset p. 87 :
« L’amour fait donc vraiment de notre vie une capacité de Dieu, il nous met en chemin et alors que toute connaissance de soi est longue, il assure une présence immédiate à soi sans laquelle l’âme n’aurait pas d’unité. Finalement, sous la forme du verbe du cœur, qui est antérieur à tout signe et à tout acte, l’amour, de par son antériorité, est définitivement autre chose qu’une qualité extérieure d’un substrat : il est en nous la trace de Dieu, l’image du Verbe divin, comme puissance de manifestation. La personne humaine est alors l’homme qui rend visible, qui manifeste ce verbe intérieur : de même que le Verbe peut s’incarner sans se perdre, l’intériorité humaine s’accomplit en se manifestant. De même que le Verbe divin devient une personne en prenant un visage, la personne humaine est le verbe intérieur comme pouvoir de s’ouvrir par amour à ce qui n’est pas elle et qui l’excède : elle est celle à qui un tel amour advient. Ainsi, par le verbe intérieur, la personne humaine n’est saisissable qu’à partir de son mouvement propre, qui ne peut jamais devenir un objet de spectacle, et qui la conduit là où elle ne pensait pas pouvoir être. L’amour donne d’être en un lieu qui échappe à toutes les anticipations de la connaissance. »
Lien avec ce que dit Jacques Maritain #
Cela rejoint ce que dit Jacques Maritain concernant la structure du sujet : Structure du sujet chez Jacques Maritain.
Mémoire de soi, intelligence, volonté #
Pour un peu mieux comprendre cette troisième analogie trinitaire selon Emmanuel Housset (2ème selon Étienne Gilson), cette troisième manière d’envisager notre trinité intérieure, notre propre Imago Dei, il faut comprendre ce qu’Augustin désigne ici par mémoire de soi. Il faut comprendre qu’il présente ici une manière étrange d’envisager la mémoire, manière étrange non pas parce que cette manière ne serait pas conforme au réel, mais parce que le réel peut parfois nous surprendre. Cette mémoire de soi dont il s’agit ici est une mémoire du présent et non une mémoire du passé. La notion de mémoire du présent semble à première vue assez contradictoire. L’aide d’Étienne Gilson nous sera utile pour comprendre ce dont il s’agit :
« Telle qu’Augustin la conçoit ici, la mémoire n’est autre chose que la connaissance de la pensée par elle-même. Pourquoi lui donner ce nom ? C’est que, nous l’avons vu, la pensée est substantiellement inséparable de la connaissance de soi ; d’autre part, notre connaissance actuelle (cogitatio) ne se porte pas toujours sur notre pensée pour la placer en quelque sorte devant soi et la considérer. Il arrive donc souvent que, toute présente à elle-même qu’elle soit, la pensée ne s’aperçoive pas. Pour exprimer cette présence inaperçue, on peut lui appliquer le même nom qu’aux souvenirs ou connaissances que l’on possède, mais auxquels on ne pense pas actuellement. Le cas est en effet le même. Je sais une science, mais je n’y pense pas : je dis qu’elle est présente dans ma mémoire ; ma pensée m’est toujours présente, mais je ne la considère pas : je dis que j’ai la mémoire de moi. C’est pourquoi d’ailleurs, lorsque la pensée en vient à s’apercevoir, on ne dit pas qu’elle se connaît, mais qu’elle se reconnaît. » Voir De Trinitate XIV, 6.
Des pages 87 à 92 de son livre La vocation de la personne, Emmanuel Housset revient sur cette troisième analogie trinitaire. Il met d’abord en évidence pp. 87-88 la distinction entre connaissance originaire de soi et connaissance explicite de soi. Puis, p. 89, il va prendre le temps de bien mettre en évidence les dangers de la concupiscence.
Memoria Dei, intelligentia, amor : Mémoire de Dieu, intelligence, amour #
Voir la présentation faite par Étienne Gilson que je vous ai distribué ainsi que la fin du chapitre II, Personne et relation selon saint Augustin du livre d’Emmanuel Housset intitulé La vocation de la personne.
Schéma qui distingue la trinité freudienne des différentes trinités augustiniennes. La comparaison est instructive.
Poursuivre par le cours sur Thomas d’Aquin. Ensuite poursuivre par mon cours sur les substituts modernes de la vertu.