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Conscience et Consciousness chez Hannah Arendt

Auteur
Yann Lebatard
Professeur de philosophie
Sommaire
Conscience - Cet article fait partie d'une série.
Partie 4: Cet article

Introduction
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Pour compléter notre cours sur la conscience ainsi que pour préparer la découverte de l’Œuvre Philosophique que nous étudierons cette année, c’est-à-dire Considérations Morales de Hannah Arendt, je recopie dans cet article une partie d’un cours que j’ai donné à mes étudiants. Ceux qui seraient intéressés pourront accéder à ce cours en cliquant sur l’image suivante :

Dans ce cours qui porte sur le concept de personne, je montre qu’Hannah Arendt nous permet de valoriser l’importance du dialogue intérieur pour fortifier notre conscience afin qu’elle évite de sombrer dans la banalité du mal. Comme ce dialogue intérieur est l’une des possibilités-mêmes offertes par notre conscience, il me semblait important de vous le faire connaître à l’occasion du cours sur la conscience.

Hannah Arendt et Considérations Morales
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Dans son livre Considérations Morales, Hannah Arendt médite sur deux propositions que Platon met dans la bouche de Socrate dans son dialogue le Gorgias :

« Mieux vaut être traité injustement que de commettre un tort. »

« Mieux vaudrait pour moi que ma lyre ou qu’un chœur sous ma direction donne des sons discordants ou des accords faux, et qu’une multitude d’hommes soit en désaccord avec moi, plutôt que moi, étant un, sois en disharmonie avec moi-même et me contredise.

Évidemment, ces deux propositions s’opposent radicalement à ce que Thucydide (-460, -400 ou -395) pouvait dire dans son livre La guerre du Péloponnèse :

« Les forts font ce qu’ils peuvent et les faibles subissent ce qu’ils doivent subir. »

Selon Hannah Arendt, il n’existe qu’un seul passage dans toute la littérature grecque qui rejoint ce que dit Socrate. On le trouve dans l’un des rares fragments que nous avons de Démocrite (-460, -370), le fragment B45 :

« Plus malheureux que celui que l’on traite injustement est le malfaiteur. »

Cela montre à quel point ce que pouvait dire Socrate pouvait surprendre dans sa Grèce natale. C’est à partir de cette innovation socratique qu’Hannah Arendt va mettre en évidence une spécificité de notre conscience qui est d’être capable d’instaurer un dialogue intérieur où nous pouvons soit être l’ami de nous-mêmes ou au contraire être notre propre ennemi. Être amis de nous-mêmes signifie alors que lorsque nous rentrons seul chez nous, nous sommes heureux de nous retrouver avec nous-mêmes, nous nous sentons en présence d’une personne digne d’être connue, digne d’être côtoyée. Tout se passe donc comme si dans l’unité de nous-même nous étions capable de nous dédoubler, pour rendre possible cette relation d’amitié de nous-mêmes avec nous-mêmes.

Or si nous commettons l’injustice, quand nous rentrons seul le soir chez nous, nous nous retrouvons avec cette personne injuste que nous sommes devenue. Et, comme cette personne, c’est nous-même, nous ne pouvons pas nous séparer d’elle et devons donc subir sa présence, notre présence. On comprend bien alors pourquoi il vaut mieux subir l’injustice que la commettre. En subissant une injustice, nous nous retrouvons le soir avec la victime, nous pouvons compatir avec elle. Nous ne nous retrouvons pas avec l’injuste. À l’inverse, en commettant l’injustice, nous nous retrouvons le soir avec l’injuste et nous devons subir sa présence.

La distinction conscience et consciousness en elle-même
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De ces considérations, Hannah Arendt en déduit qu’il est possible grâce à Socrate de distinguer en nous-même deux types de conscience :

  • Une conscience qu’elle désigne par le mot anglais conscience ;
  • Un autre type de conscience qu’elle désigne par le mot anglais consciousness.

Malheureusement, en français nous n’avons qu’un seul mot pour traduire ces deux mots anglais. Il n’est donc pas facile dans notre langue de distinguer cette dualité originaire en nous-même.

Il me semble qu’il est possible de distinguer ainsi les deux concepts qu’elle nous propose :

  • Le mot conscience ici désigne plutôt ce que la tradition appelle la conscience morale, c’est elle qui est censée nous dire ce que nous devons faire et ce que nous devons éviter, « c’était la voix de Dieu avant qu’elle ne devienne le lumen naturale ou la raison pratique kantienne », comme elle nous le dit.
  • La consciousness dont elle parle, n’est pas prescriptive. Elle représente plutôt cette sorte de témoin que nous sommes pour nous-même, témoin qui sait ce que nous faisons et ce que nous désirons, avec qui nous pouvons dialoguer silencieusement.

De l’importance de penser
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Hannah Arendt en déduit que justement penser, c’est oser ce dialogue silencieux permis par la consciousness. Ce que l’injuste craint le plus, c’est justement de se retrouver avec ce témoin.

C’est pourquoi l’injuste refuse de penser. L’injuste va mettre en place à l’intérieur de lui-même une stratégie de fuite de la pensée. Il va se tourner exclusivement vers la réalisation de ses désirs et s’il dialogue alors intimement avec lui ce ne sera que pour déterminer les meilleurs moyens à mettre en œuvre pour réaliser ses désirs, ce sera un faux dialogue.

Il refusera d’interroger ses désirs, il préférera choisir l’excitation des désirs intenses plutôt que le risque du renoncement à ses désirs auquel le dialogue silencieux peut aboutir. L’excitation des désirs joue alors un rôle comparable aux anesthésiques : en refusant le dialogue silencieux rendu possible par la consciousness, il anesthésie sa conscience morale.

Pour le dire autrement, la consciousness désignant cette capacité proprement humaine de nous dédoubler à l’intérieur de nous-même est la capacité qui rend possible le dialogue silencieux intérieur. Elle est aussi la condition préalable de toute conscience morale. C’est dire son importance !

L’amitié avec soi
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Pour que ce dialogue silencieux intérieur puisse se faire, encore faut-il que je sois l’ami de moi-même, encore faut-il que je sois en harmonie avec moi-même. L’exigence de justice, n’est pas seulement une exigence morale, c’est une exigence qui permet de respecter qui je suis, c’est une exigence qui permet de respecter ma dignité d’être humain, en sauvegardant cette capacité proprement humaine de dialoguer intérieurement, c’est-à-dire de penser.

Danger du taedium sui
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On peut imaginer que le taedium sui, le dégoût de soi, vient empêcher ce dialogue silencieux. Pour réussir à prendre le temps de dialoguer intérieurement, il est sans doute préférable de ne pas être dégoûté de soi. Cet absence de dégoût de soi suppose un haut degré de moralité, c’est-à-dire le fait de choisir la justice dans le quotidien de nos actions.

Elle peut aussi venir d’une force qui nous a permis de nous pardonner à nous-mêmes d’avoir fait le mal. On peut imaginer qu’il est difficile d’apprendre à se pardonner à soi-même sans avoir d’abord été pardonné par une tierce personne. Cela permet de mieux comprendre à quel point le pardon est si important. C’est l’acte gratuit qui peut permettre à une personne de se réconcilier avec elle-même afin qu’elle soit à nouveau capable de dialoguer silencieusement avec elle-même. Et ce faisant, elle redevient à nouveau capable d’être juste !

De l’importance du dialogue silencieux intérieur
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Hannah Arendt voit dans ce dialogue silencieux intérieur de soi à soi, la solution qui peut nous permettre d’éviter ce qu’elle désigne par l’expression banalité du mal. En effet, sans ce dialogue silencieux, la faculté de juger ne peut pas s’exercer correctement. La faculté de juger et la faculté de penser, bien que différentes, sont liées. La faculté de juger a besoin de la faculté de penser pour s’exercer. Ainsi, renoncer à exercer la faculté de penser entraîne le renoncement à l’exercice de la faculté de juger. C’est sans doute ainsi que les plus grandes atrocités ont pu voir le jour au XXème siècle et particulièrement celle de la Shoah pour laquelle Hannah Arendt est si sensible. Pour résumer tout cela, il suffit de lire ce qu’elle dit à la fin de Considérations morales :

« La faculté de juger les cas particuliers (découverte par Kant), l’aptitude à dire « c’est mal », « c’est beau », etc., n’est pas la même chose que la faculté de penser. La pensée a affaire à des invisibles, des représentations d’objets absents ; le jugement se préoccupe toujours de particuliers et d’objets proches. Mais les deux sont reliés de la même façon que la consciousness et la conscience. Si la pensée, le deux-en-un du dialogue silencieux, actualise la différence au sein de notre identité, que connaît la consciousness, et donc fait de la conscience son sous-produit, alors le jugement, le sous-produit de l’effet libérateur de la pensée, réalise la pensée, la rend manifeste au monde des apparences où je ne suis jamais seul et toujours trop occupé pour pouvoir penser. La manifestation du vent de la pensée n’est pas la connaissance ; c’est l’aptitude à discerner le bien du mal, le beau du laid. Et ceci peut bien prévenir des catastrophes, tout au moins pour moi-même, dans les rares moments où les cartes sont sur table. »

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