Vous trouverez le document PDF correspondant à cet article ici : la compréhension.
Ceux qui voudraient approfondir ce qui est dit ici peuvent aussi profiter de l’article réalisé pour mes étudiants à ce sujet. Il a servi de base à l’élaboration de ce cours mais comporte plus d’explications et de remarques.
Introduction #
Après avoir donné une vision d’ensemble du fonctionnement de notre intelligence, nous allons maintenant nous intéresser à la première opération de l’intelligence, la simple appréhension qu’on peut aussi appeler la compréhension (même si ce dernier terme peut avoir plusieurs sens différents).
L’homme diffère de la bête et de l’IA #
La première chose qui distingue l’homme de la bête et de l’ordinateur, c’est que l’homme, lui, se pose des questions. Les ordinateurs n’interrogent pas leur programme sauf s’ils sont programmés pour le faire. Les animaux bien qu’ils puissent être curieux, ne peuvent pas formuler clairement des questions car leur communication est trop primitive pour pouvoir le faire. Les animaux peuvent identifier certains objets, mais ils ne semblent pas être capables de les conceptualiser. Or sans conceptualisation, il n’y a pas de questionnement possible. La logique est une science qui s’est justement spécialisée dans l’art du questionnement.
Trois questions que se pose l’homme #
Les trois questions principales que nous nous posons généralement sont :
- « Qu’est-ce que c’est ? » Cela relève de la première opéraction de l’intelligence : la simple appréhension ;
- « Est-ce ? » ou « Est-ce que cela existe ? » ou « Est-ce ainsi ? » Cela relève de la deuxième opération de l’intelligence : le jugement ;
- « Pourquoi est-ce ainsi ? » Cela relève de la troisième opération de l’intelligence : le raisonnement.
L’IA ne comprend rien, l’animal comprend peu #
Selon Peter Kreeft, ce qui distingue surtout l’homme de l’ordinateur, c’est que l’ordinateur ne comprend rien. Il peut donner l’impression de comprendre parce que ses algorithmes de programmation sont tellement complexes qu’ils peuvent déterminer, grâce à la complexité du calcul des probabilités utilisant d’immenses bases de données, quel mot devrait probablement suivre un autre mot et un ainsi de suite. Cela peut nous donner l’impression que l’IA sait parler. C’est en effet cette impression que nous font les LLM (Large Language Model).
Un animal peut par habitude comprendre certains ordres, mais nous verront avec la définition du concept que cela se fait plutôt par l’intermédiaire d’images, images olfactives, sonores ou visuelles (entre autres). Un concept diffère d’une image car il est universel alors qu’une image est toujours particulière.
Toutes les IA « hallucinent » #
L’ordinateur ne possède pas un petit esprit intégré qui lui permettrait de comprendre la question qu’on lui pose. C’est pourquoi d’ailleurs il peut halluciner . Parfois malheureusement, il faut être assez cultivé pour repérer ses hallucinations. Or comme l’algorithme a réussi à simuler correctement une écriture grammaticalement bien faite, une personne manquant de culture sur le sujet interrogé, ne remarquera pas forcément l’hallucination. L’IA lui semble prodigieuse alors que c’est juste des algorithmes nourris par des bases de données gigantesques, alimentées par le travail de milliers voire de millions d’intelligences humaines. Et, tout cela se fait grâce une dépense non moins gigantesque d’énergie (pétrole, charbon, gaz, électricité, en raison de tous les métaux et terres rares dont nous avons besoin pour fabriquer nos fermes de serveurs informatiques).
Il y a bien de l’intelligence à l’œuvre dans l’IA, cependant elle ne se trouve pas au niveau des ordinateurs qui font tourner l’IA, mais dans le caractère intelligent des programmes qui ont été codés par des êtres humains intelligents, ainsi que dans le contenu intelligent présent dans les bases de données gigantesques, accumulé par le travail de milliers ou de millions d’intelligences humaines. Il ne faut pas oublier non plus que ces « IA » hallucineraient encore bien plus s’il n’y avait pas l’intelligence des êtres humains, souvent des africains d’ailleurs, qui travaillent en étant sous-payés, en étiquettant des images ou des textes ou en vérifiant et en corrigeant à la chaîne les incohérences et les erreurs des IA. Nous nous soucions malheureusement peu de leurs conditions de travail et de leur aide quand nous interrogeons nos « IA ». Nous nous émerveillons de nos machines en croyant qu’elles sont intelligentes alors que leur “merveille” vient de l’intelligence de milliers et de millions d’êtres humains, parfois très modestes et peu célèbres.
Dangers de l’utilisation de l’IA #
À l’heure de la généralisation de l’IA sur la planète, à l’heure où les lycéens et les étudiants, par des tentations qui associent le mimétisme social à la paresse intellectuelle, préfèrent de plus en plus faire leurs recherches grâce à l’IA quand ce n’est pas une partie-même de leurs travaux de production, à l’heure où même les professeurs sont tentés de les utiliser pour alléger le travail qu’ils ont à faire, il devient d’autant plus crucial de bien comprendre ce qu’est la première opération de l’intelligence, la simple appréhension. Le danger est en effet réel de voir les humains démissionner des efforts que recquiert cette première opération de l’intelligence. Le pire, c’est qu’ils penseront peut-être qu’en démissionnant de ces efforts, ils seront libérés de contraintes désagréables. Ils ne voient pas assez que ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est justement cette faculté de comprendre le réel. Or comme toutes nos capacités, quelles soient physiques, sportives, ou intellectuelles, elle ne peut se développer que si nous nous y exerçons régulièrement avec des efforts répétés et constants. Nos mimétismes sociaux et nos paresses intellectuelles peuvent venir handicaper le développement de cette faculté en nous.
Les masses populaires s’engouffrent dans l’utilisation de l’IA pendant que quelques rares élites s’amusent en voyant combien « ses insectes incapables de réguler leurs émotions » comme le dirait Walter Lippmann, se laissent appâter par les prouesses apparemment prodigieuses de nos technologies. Ces masses populaires confondent séduction de libération et véritable liberté, c’est pourquoi il sera si important de clarifier ce qu’est la véritable liberté.
Cela ne veut pas dire que l’IA ne peut pas être un outil utile dans certaines circonstances particulières, mais son utilisation est devenue tellement séduisante qu’elle risque de développer en nous une addiction à la paresse intellectuelle.
De l’importance de nos concepts #
Distinction entre concept et idée #
L’acte de comprendre, qu’on appelle aussi simple appréhension, agit en saisissant la réalité par l’intermédiaire d’un concept. Parfois la notion d’idée est synonyme de ce que l’on désigne par concept, mais d’autres fois la notion d’idée est plus vaste et rassemble à la fois les concepts, les jugements, et les arguments. Par ailleurs, comme nous le verrons dans l’article sur la querelle des universaux, la notion d’idée appartient aussi au vocablaire de Platon, ce qui ajoute encore une nouvelle ambigüité. Il vaut donc mieux utiliser la notion de concept plutôt que celle d’idée pour éviter les ambiguïtés de langage quand on parle de la première opération de l’intelligence.
Les 5 propriétés de nos concepts #
Les concepts possèdent au moins 5 propriétés que les choses matérielles n’ont pas :
- Les concepts sont SPIRITUELS, c’est-à-dire IMMATÉRIELS ;
- Ils sont ABSTRAITS ;
- Ils sont UNIVERSELS ;
- Les RELATIONS ENTRE CONCEPTS sont NÉCESSAIRES ;
- Les concepts sont PERMANENTS.
Ils sont spirituels #
Le concept de pomme ne possède ni de taille, ni de hauteur, ni de masse, ni de couleur, ni d’énergie cinétique, ni de molécules, ni d’atomes, ni de formes, et n’occupe aucun espace. Il ne faut pas confondre le concept de la représentation que nous nous faisons par notre imagination. Le concept de pomme vaut pour toutes les pommes, les rouges comme les jaunes, comme les vertes. Cependant quand nous pensons au concept de pomme, il est fort possible que nous nous représentions par notre imagination une image d’une pomme rouge. Il ne faut pas confondre l’image que produit notre imagination quand nous pensons à la pomme avec le concept de pomme qui vaut pour toutes les pommes possibles.
Le concept n’est pas matériel tout simplement parce qu’il n’existe pas par lui-même, il existe dans notre esprit. Il n’est pas dans notre corps, il est dans notre esprit, même si notre cerveau travaille et consomme de l’énergie quand nous pensons à nos concepts.
Ils sont abstraits #
Le latin abstraho veut dire tirer de. En effet, notre esprit est capable de séparer une chose d’une autre chose. Nous sommes par exemple capable d’extraire la forme rectangulaire présente dans la table, de la table réelle présente devant nous. Une fois cette forme rectangulaire extraite de la table réelle pour venir exister dans notre esprit sous forme de concept, nous pouvons par notre esprit, qui peut étudier ce qui est présent en lui grâce à la réflexion, analyser cette forme rectangulaire et réfléchir aux propriétés qui la composent et dire qu’elle possède toujours 2 largeurs et 2 longueurs.
C’est ce que nous désignons par le concept d’abstraction. L’abstraction désigne l’acte mental qui permet d’extraire d’une chose réelle une forme qui existe dans cette chose réelle et de la faire exister de manière spirituelle dans notre esprit. Par exemple, nous pouvons aussi extraire la couleur de la table et dire que cette table est beige. Le beige peut exister alors dans notre esprit indépendamment de la table. Il n’existe cependant aucun moyen physique de séparer la couleur beige physique de la forme rectangulaire physique. Si nous sommes capables de séparer la couleur de la forme, c’est par l’activité de notre esprit, et chacun d’entre nous peut le faire naturellement parce que chacun d’entre nous en même temps qu’il est un être corporel est aussi un être spirituel.
Il n’y a pas de prouesse technologique sans avoir d’abord abstrait du réel des concepts que nous pouvons recombiner ensemble par la suite. Par exemple, nous n’aurions pas réussi à inventer des avions, si nous n’avions pas d’abord abstrait le concept d’aile en regardant les oiseaux. Toutes nos découvertes technologiques reposent sur notre capacité de conceptualiser.
Par ailleurs, l’acte d’abstraction le plus important est celui par lequel nous sommes capables de distinguer l’essentiel de l’accidentel. Votre vie est essentielle, mais votre coupe de cheveux est accidentelle. Si vous perdez votre vie corporelle vous n’êtes plus une personne humaine complète et vous n’êtes plus complètement vous-mêmes, en revanche si vous perdez vos cheveux, vous restez vous-mêmes (même si c’est une chose difficile à vivre). C’est pourquoi depuis la philosophie grecque nous distinguons l’essentiel de l’accidentel, l’essence, ce qui fait partie intégrante de la nature de la chose considérée, de l’accident ce qui peut lui appartenir mais qui n’engage pas sa nature. Quand on cherche à définir une chose, on cherche à décrire ce qui est essentiel à cette chose pour la caractériser et la distinguer des autres choses. On ne choisit pas ce qui lui est accidentel pour la caractériser, car cela ferait des définitions qui n’en finiraient pas. Dans certaines circonstances cependant comme des enquêtes policières, nous avons besoin des accidents pour distinguer une chose des autres. Mais le mieux, c’est de rechercher la définition essentielle.
Ils sont universels #
Le concept d’arbre est un concept universel car il est valable pour tous les arbres de la planète. Nous utilisons un seul concept pour désigner tous les arbres particuliers que nous pouvons rencontrer. La beauté est un concept universel et quand nous jugeons que Nantes est une plus belle ville que Paris, nous jugeons les deux villes avec le concept universel de beauté (ou de ville belle). Le sens littéral d’universel, c’est d’être une chose qui concerne plusieurs (unum versus alia en latin). Cela veut dire qu’un concept, alors qu’il reste bien unique, qu’il possède une essence, une signification, peut être vrai pour plusieurs choses, peut être utilisé pour désigner plusieurs choses, peut être applicable à plusieurs choses différentes.
Les relations entre les concepts sont nécessaires #
Tous les arbres ont un tronc et des racines. La relation du concept arbre avec le concept de tronc est une relation de nécessité. Il n’y a pas d’arbre sans tronc. De même, un triangle a forcément trois côtés. La relation du triangle avec le fait d’avoir 3 côtés est une relation de nécessité. Ces relations nécessaires font partie de l’essence du concept. La force de l’intelligence, c’est de peu à peu mettre en évidence, par l’expérience et la réflexion, les relations de nécessité qui appartiennent en propre à un concept.
C’est justement le rôle principal des sciences : mettre en évidence les relations de nécessité qui existent entre nos concepts qui nous servent à comprendre les choses réelles. Les sciences mathématiques n’existeraient pas si nous n’avions pas cette capacité d’utiliser des concepts et de les étudier. Sans le premier acte de l’intelligence, il n’existe aucune compréhension donc aucune science. Nous pouvons donc être certains que la somme des angles d’un triangle euclidien fait 180 degrés. Ce n’est pas une croyance, c’est une certitude. Notre intelligence peut atteindre la certitude, ce n’est pas une petite information à retenir.
Les concepts sont permanents #
2 + 2 font 4 et cela ne changera jamais. Le fait qu’un arbre est un être végétal possédant des racines et un tronc, ne changera jamais non plus. Peut-être que cet arbre du jardin perdra son tronc et deviendra une souche morte, mais le concept d’arbre sera toujours associé au concept de tronc et au concept de racine. Les concepts sont donc permanents. Même si dans le futur tous les arbres de la planète venaient à disparaître (ce qui serait peut-être d’ailleurs la fin de la vie sur Terre), le concept d’arbre continuerait à exister tant qu’il y aurait un esprit pour le penser.
Lien entre les concepts et la notion de science #
Les concepts sont des entités impressionnantes car sans eux la réalité ne pourrait pas être intelligible pour nous. C’est grâce aux concepts que nous comprenons le réel et donc que nous pouvons aussi avoir autant de développements scientifiques et technologiques qui ont des impacts sur ce réel. Il n’y a pas de technique et de technologie possible sans concept. C’est pourquoi les animaux n’ont pas de technologie. Ils ont des fabrications instinctives et brillantes parfois dans leur complexité, mais ils n’ont pas de science de ces fabrications, c’est l’instinct et leur cogitative qui leur permet de fabriquer. Par définition, la science porte sur des concepts et les relations nécessaires entre les concepts. C’est par la science que nous pouvons mieux comprendre le réel, car la science c’est justement l’activité humaine qui approfondit nos connaissances conceptuelles. Souvenons-nous que nous ne connaissons la réalité que par l’intermédiaire des concepts, non par l’intermédiaire des images. Une image peut aider à visualiser un concept, mais une image n’est pas un concept. Il n’y a donc pas de science sans amour des concepts, et donc sans amour de l’abstraction.
Il est essentiels de distinguer les concepts, les termes et les mots #
Les concepts n’existent que de manière privée dans notre esprit, c’est l’acte mental de notre esprit. Cependant nous arrivons cependant à nous comprendre avec des mots, et plus encore nous arrivons à nous comprendre avec des mots de langues différentes qui désignent pourtant les mêmes choses. Il faut donc distinguer 3 choses différentes :
- D’un côté le concept qui est l’acte mental qui relie un terme puis un mot à une réalité par l’acte de compréhension, c’est un acte personnel de compréhension. Il demande un effort intellectuel.
- Le mot qui permet d’exprimer grâce à notre corps ce que nous avons compris,
- Et le terme qui est le produit mental commun à tous de notre acte mental personnel. Le concept, c’est l’acte mental privé ou personnel qui produit un terme général qui pourra être traduit par tel ou tel mot dans des langues différentes.
Je remets ici la treemap que nous avons vu dans le cours précédent car elle permet de visualiser la différence entre concept et terme :
On distingue l’extension d’un terme de sa compréhension #
Chaque terme (et chaque concept qu’il exprime) possède à la fois une extension et une compréhension. Le vocabulaire est un peu technique, et peut porter à confusion. En effet, le mot compréhension peut désigner d’un côté la première opération de l’intelligence, comme il peut désigner d’un autre côté une propriété des termes. C’est d’ailleurs peut-être pourquoi pour la première opération de l’intelligence, la tradition réaliste retient plutôt la notion de simple appréhension. Il est possible que ce soit pour éviter la confusion possible entre ce qui caractérise la première opération de l’intelligence, et ce qui représente une propriété des termes.
L’extension d’un terme désigne toutes les choses qui sont visées par ce terme, c’est donc le cardinal de l’ensemble des choses qui sont désignés par ce terme, sa « population » (analogie). L’extension du terme de maison est donc le nombre de maisons existantes dans le monde. L’extension du terme « homme » correspond donc au nombre d’être humains sur la Terre. Selon les dernières estimations de l’ONU réalisées en 2024, il y aurait 8,1 milliards d’habitants sur Terre.
La compréhension d’un terme désigne la richesse de sa connotation interne, tout ce qu’il signifie, sa nature, ses propriétés essentielles. Par exemple la compréhension du terme « homme » c’est « animal rationnel ». Même si la compréhension d’un terme n’est pas l’acte de compréhension, on voit bien cependant que le mot compréhension désigne le fait de comprendre ce qui est signifié.