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6 manières différentes de concevoir notre identité personnelle

Auteur
Yann Lebatard
Professeur de philosophie
Sommaire
La personne - Cet article fait partie d'une série.
Partie 3: Cet article

Brève introduction
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Avant d’étudier l’évolution historique de l’apparition du concept de personne, il peut être bon de faire un point d’étape concernant les différentes manières dont nous pouvons concevoir notre identité personnelle. Évidemment, plus nous avancerons dans la connaissance du concept de personne, plus nous comprendrons la pertinence de ce point d’étape, cependant avoir une petite cartographie des représentations possibles en début d’année peut être utile pour nos interrogations futures.

J’aimerais donc mettre en évidence 6 manières différentes de concevoir notre identité personnelle :

  1. L’identité figée ;
  2. L’identité mondaine ;
  3. L’identité pensée comme projet ;
  4. L’identité d’exil ;
  5. L’identité d’exode ;
  6. L’identité brisée.

L’identité figée
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J’appelle identité figée la représentation que certaines personnes se font de leur propre identité personnelle. Cette représentation consiste à croire que notre personnalité ne s’améliore pas et ne se dégrade pas dans le temps : elle n’évolue pas. Elles envisagent leur personnalité comme une sorte de caractère qui serait donné dès le départ de leur vie et resterait ainsi jusqu’au dernier jour. Évidemment, cette conception confond la distinction conceptuelle que l’on peut faire entre tempérament et caractère. Le tempérament, c’est le composé humain tel qu’il arrive à la naissance, un ensemble de traits physiologiques et psychologiques qui colorent l’identité de la personne. La personne par sa constitution psycho-physique est par exemple colérique. Le caractère représente l’évolution de ce tempérament dans le temps. Nous pouvons avoir aujourd’hui un mauvais caractère parce que nous n’avons pas pris soin de développer les bons côtés de notre tempérament. Cependant, cela ne veut pas dire que nous ne pourrons pas développer pour notre avenir un bon caractère. Un bon caractère c’est un tempérament qui a peu à peu été apprivoisé par le développement des vertus.

Certaines personnes n’imaginent jamais qu’elles peuvent progresser au niveau de leur personnalité. Elles revendiquent d’être acceptées telles qu’elles sont. Il ne leur vient pas à l’idée que nous pouvons à la fois rester nous-mêmes et évoluer, et progresser dans le développement de notre personnalité. Cela peut cacher soit un problème d’éducation, soit un problème de ressentiment, soit un problème d’orgueil. Ce n’est pas toujours simple d’identifier les causes de cette manière de concevoir sa propre personnalité. La personne croit qu’elle est son moi superficiel et n’envisage pas qu’il soit possible d’épanouir son moi fondamental.

L’identité mondaine
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L’identité mondaine consiste à confondre son rôle social avec sa personnalité. La personne ne vit que dans les yeux des autres. Elle a besoin d’être reconnue par les autres pour se reconnaître elle-même. Elle peut avoir tendance à chercher à plaire aux autres, à se conformer à leurs attentes ou à ce qu’elle imagine qu’ils attendent d’elle. Cela peut cacher un réel manque de confiance en soi, comme cela peut cacher aussi les fruits d’une réelle blessure narcissique.

La quête de pouvoir peut être associée parfois à cette conception que la personne se fait de sa propre personnalité.

L’identité pensée comme projet
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L’identité pensée comme projet consiste à croire que notre existence précède notre essence et que nous décidons de devenir nous-même par les choix que nous faisons. Nous pouvons reconnaître ici, entre autres conceptions, la conception de l’existentialisme de Jean-Paul Sartre. L’être humain existerait d’abord et ensuite pourrait se définir comme il l’entend. Il serait donc libre de devenir ce qu’il veut. Cela veut-il dire qu’il pourrait devenir comme le célèbre Stalking cat un tigre à l’image de son animal totem ? « Stalking Cat », le « Chat à l’affut » s’appelait en réalité Dennis Avner. Il a subi de nombreuses interventions de chirurgie esthétique pour ressembler à sa représentation de son animal totem. Il se suicide malheureusement à l’âge de 54 ans. Le problème de la chirurgie esthétique, du projet de modification de notre corps en fonction de notre imagination ou de l’imagination d’un chirurgien esthétique, c’est qu’on ne peut pas revenir en arrière si on change d’avis.

Cette identité pensée comme projet est très à la mode dans certains milieux. C’est le refus de reconnaître que nous recevons une nature humaine personnalisée que nous n’avons pas choisi. C’est voir sa propre personnalité reçue dont notre personnalité physique comme une sorte de camisole de force ou de prison. La voir comme une sorte d’assignation, d’imposition qui vient de l’extérieur, de la société, de la nature ou de Dieu. Il faut donc se rebeller contre cette assignation et fabriquer soi-même une nouvelle identité personnelle. Une nouvelle identité personnelle qu’on aurait choisi librement. Cette identité choisie plutôt que celle qui serait subie. Et comment savoir que cette identité serait meilleure que celle qu’on a reçu ? Tout simplement par son sentiment. Le sentiment deviendrait le critère ultime de l’identité personnelle. Dennis Avner sent qu’il est son animal totem et donc il doit s’il veut être fidèle à lui-même devenir un tigre.

Les causes de cette conception sont certainement multiples. Mais clairement il y a un rejet de la nature reçue. Il est probable que ce soit le fruit du ressentiment, donc d’injustices subies auparavant mal digérées.

C’est une sorte de création de soi par soi. Il est étrange que l’influence de la position d’Emmanuel Kant qui consistait à poser l’égale dignité de chaque personne dans sa capacité de se donner à soi-même sa propre fin (son propre but), finisse par cette représentation prométhéenne de notre personnalité. Il apparaîtra sans doute surprenant a beaucoup que je fasse le lien entre la conception kantienne de la dignité de la personne et cette conception prométhéenne de sa propre personnalité. Cependant, il n’est pas anodin de croire qu’une personne serait la seule source de sa propre finalité et que respecter sa dignité serait de respecter le fait qu’elle choisisse sa propre finalité. Il y a en germe chez Emmanuel Kant une séparation radicale de la nature de la créature avec la volonté de son créateur, même si Kant se pense encore chrétien.

L’identité d’exil
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Nous pouvons appelé identité d’exil, l’identité personnelle où je me découvre chaque jour différent de ce que je pensais être mais où je ne me sens jamais chez moi en moi-même, comme si j’évoluais au gré du vent, comme une coque de noix jetée sur l’océan, sans savoir où je vais, sans savoir qui je suis, et ne me sentant jamais réellement à ma place en moi-même. Comme si j’étais en moi-même dans un habit qui ne me convenait pas, comme si j’étais dans un habit trop grand pour moi ou au contraire dans un habit trop petit, trop étriqué.

C’est se sentir en permanence dans un moi superficiel sans réussir à avancer vers son moi fondamental. Ce dernier n’est même peut-être jamais envisagé comme un horizon accessible. En même temps reconnaissons que l’horizon a tendance à reculer en même temps qu’on avance vers lui s’il n’y a aucun point de mire fixe sur lequel nous pouvons focaliser notre regard.

L’identité d’exode
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L’identité d’exode, est une expression utilisée par le philosophe français Emmanuel Housset, pour désigner cette identité où je me sens à l’aise avec moi-même tout en me découvrant nouveautés dans ma manière de répondre aux épreuves de la vie, aux rencontres que la vie me donne, rencontres tour à tour blessantes ou enrichissantes, et parfois même à la fois blessantes et enrichissantes. C’est une identité difficile à désigner à l’aide de mots, tant la vie me réserve des surprises qui viennent perturber mes projets, voire viennent les empêcher définitivement pour en faire naître de nouveaux que je n’avais absolument pas prévus.

C’est une identité d’exode, où je me découvre comme cheminement vers une promesse heureuse dont je sais assez peu de choses tout en comprenant cependant que mon style personnel est une mélodie toute différente des mélodies de chaque personne que je rencontre : mélodie toute personnelle qui peut évoluer avec le temps mais cependant être reconnue par moi et par les autres malgré les changements. Cette mélodie personnelle peut changer de rythme, peut même changer d’accompagnement, mais reste pourtant une seule et même mélodie. Elle peut s’enrichir d’autres mélodies rencontrées, mais garder quand même son unicité.

Je dirai aussi que cette dernière manière de désigner notre identité, cette identité d’exode, permet de mieux comprendre la pertinence de la distinction d’Henri Bergson entre moi fondamental et moi superficiel. Nous sommes une douce mélodie qui développe dans le temps un moi fondamental qui est une promesse à venir et à co-réaliser. Nous pouvons nous écarter pour un temps de cette douce mélodie et habiter des rôles que nous pouvons prendre pour notre personnalité alors même qu’ils ne sont que des travestissements, des déguisements voire des camisoles, pour reprendre la métaphore de l’habit. Il n’est pas simple de devenir soi-même, d’oser être soi-même, mais concevoir son identité comme une identité d’exode, c’est garder foi en notre avenir, c’est garder confiance en soi malgré les épreuves de la vie, c’est garder espérance pour nous-même. Bref, c’est savoir que nous sommes déjà une merveille des merveilles et qu’en acceptant avec prudence les surprises de la vie nous pourrons petit à petit nous épanouir.

L’identité brisée
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Ce que j’aimerais par réalisme vous rappeler, car j’imagine que vous en avez déjà pris conscience, c’est que nous n’y arriverons pas seuls. Sans amitié, sans amour, il est difficile d’être une merveille des merveilles qui s’épanouit au fur et à mesure que le temps passe. Et c’est là que les trahisons, les deuils sont si douloureux à vivre, si bouleversant pour notre personne, pour notre personnalité. C’est pourquoi, si nous voulons être réaliste sur cette notion d’identité d’exode, nous devons aussi parler d’identité brisée. Cela fait une 6ème distinction : l’identité brisée.

L’erreur fréquente de celui qui est immergé dans les vagues déferlantes de la souffrance, c’est de croire qu’il ne s’en remettra jamais, que cette brisure ne pourra jamais se cicatriser. Et pourtant, moi qui suis plus vieux que vous, malgré toutes les brisures vécues qui ont laissé des traces indélébiles et ineffaçables en moi, je puis témoigner que la cicatrisation peut se faire, et que la vie nous réserve des surprises totalement imprévisibles même après les pires trahisons, les pires souffrances du deuil, comme si finalement après les épines, des roses pouvaient à nouveau fleurir.

Ce qui nous fragilise, c’est-à-dire notre capacité à aimer, est en effet aussi ce qui nous sauve ! Je ne peux sans doute pas vous en faire la démonstration, mais je peux au moins par mon témoignage vous encourager. Le bienheureux Vladimir Ghika soutenait dans ses Entretiens spirituels que nous souffrons à proportion de notre amour, ne serait-ce que cet amour de charité que nous avons pour nous-mêmes.

Je conclurai donc cet article avec la chanson touchante intitulée Love Poem de la chanteuse sud-coréenne IU, dont le nom de naissance est : Lee Ji-Eun. J’ai en effet utilisé la métaphore de la douce mélodie pour parler du moi fondamental. Il me semblait approprié de choisir cette chanson pour illustrer cette identité d’exode qui a besoin parfois, voire souvent, du réconfort de l’amitié pour s’épanouir. Cette chanson est encore plus touchante quand on connaît les circonstances de sa germination. IU avait une amie très proche en la personne de la chanteuse sud-coréenne Sulli, malheureusement en raison du cyber-harcèlement qu’elle subissait, Sulli après une période dépressive assez longue, a mis fin à ses jours le 14 octobre 2019. Une jeune étoile, pourtant brillante, est donc morte ce jour là. Finalement sa célébrité a poussé l’État Sud Coréen à proposer au parlement le « Sulli’s act » visant à combattre le cyber-harcèlement, parce que vous vous doutez bien, il n’y a pas que les stars de la K-Pop qui sont cyber-harcelées en Corée du Sud.

IU aurait aimé pouvoir lui chanter cette chanson avant qu’elle ne commette cet acte irréparable. Et c’est vrai que nous pouvons nous sentir particulièrement impuissant et démuni face à la dépression d’un proche ou face à son désespoir, face à la personne qui ne se croit pas assez bien telle qu’elle est, alors que toutes celles qui l’aiment savent pourtant bien, du fond de leur cœur, qu’elle est définitivement merveille des merveilles.

IU n’est pas dupe que sa chanson est aussi une manière pour elle de croire que, malgré son impuissance à rejoindre la souffrance de l’autre, elle peut encore chanter un souffle d’espérance, même si elle ne sait effectivement pas si ce souffle sera suffisamment entendu par l’autre.

Pour ceux qui douteraient du caractère précieux de leur personnalité et de leur vie en raison des épreuves terribles rencontrées et qu’ils traversent peut-être encore, il me semblait bon de terminer la présentation de cette notion d’identité d’exode par ce souffle d’espérance chanté par IU.

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